Faut-il absolument marquer d'étrangeté la diction théâtrale pour émouvoir le spectateur ou le faire entrer dans une forme d'illusion des signes ? Qu'entend-on par "représenter en diction baroque"? Des courants, voire des écoles, se sont formés ces dernières années et l'expression est désormais commune comme si l'on savait une bonne fois pour toutes comment on jouait et déclamait sous l'Ancien Régime.
On est frappé de voir à quel point le discours sur l'art théâtral sous l'Ancien Régime s'est rapidement constitué et fixé de manière presque péremptoire chez les tenants de l'"Ecole baroque" (1). La diction éloquente a, semble-t-il, été sacralisée en parole unique. Plus question d'archéologie et d'art désormais, mais seulement de création artistique (dans un cadre bien précis tout de même: celui de la restitution). Si la liberté artistique a permis le développement d'une mise en scène "neuve", et en ce sens, moderne, la gestuelle et la prononciation ont été quant à elles présentées, et d'une certaine manière figées, comme étant "baroques". Le plus surprenant dans ce discours est cette acceptation de l'expression "en diction baroque", comme si l'on était dans le vrai et dans une certitude absolue que cela se passait comme ça, il y a presque quatre siècles.
Pourquoi faudrait-il parler sur scène comme l'on ne parle pas ou plus ? Si Molière avait souhaité parler comme l'on parle d'ordinaire, c'est qu'il n'entendait pas, sans doute, parler à la mode de Rutebeuf pour pouvoir émouvoir les spectateurs. Corneille aurait-il par exemple créé un théâtre qui ne pût être compréhensible que des Doctes de la Sorbonne spécialisés en phonétique historique ? Certes l'on pourra répliquer ici que l'oreille s'accoûtume assez vite à cette forme d'étrangeté et que l'effet de distance permet une efficacité supérieure à une mise en scène en diction "ordinaire". Le théâtre doit avant tout plaire aux spectateurs et en ce sens une belle mise en scène, quand bien même serait-elle "baroquisée", a elle aussi droit de cité et mérite, à juste titre, d'être louée pour ses qualités.
Mais, pensait-on, au XVIIe ou au XVIIIe siècle, que l'émotion du spectateur devait nécessairement passer par la restitution d'une diction ancienne? Si les théoriciens de l'art théâtral se moquent, au XVIIIe siècle, de ceux qui, jouant les pièces du répertoire (Corneille, Racine, Molière) façon "vieux jeu", sont ridicules, on peut légitimement s'interroger sur la nécessité, de nos jours, d'une diction à l'ancienne. Pourquoi notre société aurait-elle besoin d'une diction dite baroque pour être éveillée au théâtre puisqu'il ne semble qu'à aucun moment dans l'histoire du théâtre l'on ait tenté l'expérience de la reconstitution vocale ? Doit-on penser que notre société n'a jamais été autant blasée ? Est-elle en quête de ses racines en cette nouvelle ère de l'hyper-modernité ? Il s'agit peut-être là encore d'une question de distance tout comme le suggérait Racine dans Bajazet il y a plus de trois siècles à propos de la dramaturgie (mais non du jeu de l'acteur) : "On peut dire que le respect que l'on a pour les héros augmente à mesure qu'ils s'éloignent de nous : major e longinquo reverentia."
Autre question. Tient-on réellement compte du contexte historique ? Où ne s'agit-il plus alors que d'art pour l'art ? Dans ce cas, pourquoi garder l'adjectif "baroque" ? S'interroge-t-on assez sur l'évolution du jeu ? sur les styles des comédiens ? sur les pratiques scéniques propres à chaque nation ? Ces questions semblent bien dérisoires face à ce qui a été en définitive détourné en un pur concept. Le Jeu baroque a été coupé de sa propre réalité historique et réinventé en une forme moderne de mise en scène. Tour de passe-passe. Mutatis mutandis, le baroque semble désormais intemporel, une forme rêvée de jeu révolu. La diction baroque est une sorte de "création" post-moderne et le nouveau laboratoire de la mise en scène contemporaine en mal d'invention. Jeu baroque ou jeu sur les formes improbables du jeu baroque ? Baroquerie en tous cas où acteurs, metteurs en scène, et universitaires s'écoutent parler en diction ordinaire tout en se gargarisant de diction Baroque.
Si l'on considère à quel point les acteurs sous l'Ancien Régime étaient soucieux de moderniser les textes et les costumes (en particulier dans le genre comique), mais aussi d'adapter les pièces aux modes du temps présent, on se demande alors pourquoi vouloir imposer de nos jours une esthétique de la création restitution en se servant précisément de pièces et de codes de jeu d'une période qui a refusé tout style "vieux-jeu". Ainsi de Molière. Certes il existait un cadre de jeu basé sur la rhétorique, emprunté de l'Antiquité. En ce sens, si l'on s'en tient, stricto sensu, aux règles de l'actio oratoire (qui ne concernent aucunement une prononciation des mots qui serait "vieillie" mais qui touchent aux inflexions de la voix, au débit et au rythme des phrases de manière à créer une certaine emphase), on devrait alors parler de jeu "antique" et non de jeu baroque. Il y a donc paradoxe à vouloir introduire l'idée d'une diction ancienne qui n'existait ni au XVIIe siècle, ni au XVIIIe siècle.
Il y a en définitive à notre époque un "genre", c'est-à-dire l'empreinte artistique de metteurs en scène de talent qui marquent l'histoire du théâtre et qui continueront à émerveiller les spectateurs. Et c'est sans doute cela qui compte le plus en effet. Néanmoins il est nécessaire de sortir du dilemme de la création restitution (intenable) et de ce discours médiatique qui consiste à affirmer sans ambages que ces sortes de mises en scène sont "la représentation telle que Molière [...] l’avait, en [son] temps, pensée" (2). C'est aller là un peu vite en besogne. La prudence devrait rester de mise tant que la machine à remonter le temps n'a pas été inventée et utilisée.
Finalement ne s'agit-il peut-être après tout que d'une question de terminologie ou de précision sémantique - qui a son importance quoi qu'on en dise puisqu'elle délimite une frontière entre ce qui "est" baroque et ce qui "ressemble à" ou "s'apparente à" du baroque. La diction et le jeu baroques n'existent pas en ce XXIe siècle. La "diction et le jeu d'inspiration baroque" ou "baroquisés", certainement.
Sabine Chaouche
(1) Dont le chef de file est E. Green.
(2) voir : http://www.franceculture.com/emission-les-mercredis-du-theatre-moliere-2010-05-26.html
Réagissez dès maintenant sur le forum.
Comment concevez-vous la diction dite 'baroque"? Pour ? Contre ?
On est frappé de voir à quel point le discours sur l'art théâtral sous l'Ancien Régime s'est rapidement constitué et fixé de manière presque péremptoire chez les tenants de l'"Ecole baroque" (1). La diction éloquente a, semble-t-il, été sacralisée en parole unique. Plus question d'archéologie et d'art désormais, mais seulement de création artistique (dans un cadre bien précis tout de même: celui de la restitution). Si la liberté artistique a permis le développement d'une mise en scène "neuve", et en ce sens, moderne, la gestuelle et la prononciation ont été quant à elles présentées, et d'une certaine manière figées, comme étant "baroques". Le plus surprenant dans ce discours est cette acceptation de l'expression "en diction baroque", comme si l'on était dans le vrai et dans une certitude absolue que cela se passait comme ça, il y a presque quatre siècles.
Pourquoi faudrait-il parler sur scène comme l'on ne parle pas ou plus ? Si Molière avait souhaité parler comme l'on parle d'ordinaire, c'est qu'il n'entendait pas, sans doute, parler à la mode de Rutebeuf pour pouvoir émouvoir les spectateurs. Corneille aurait-il par exemple créé un théâtre qui ne pût être compréhensible que des Doctes de la Sorbonne spécialisés en phonétique historique ? Certes l'on pourra répliquer ici que l'oreille s'accoûtume assez vite à cette forme d'étrangeté et que l'effet de distance permet une efficacité supérieure à une mise en scène en diction "ordinaire". Le théâtre doit avant tout plaire aux spectateurs et en ce sens une belle mise en scène, quand bien même serait-elle "baroquisée", a elle aussi droit de cité et mérite, à juste titre, d'être louée pour ses qualités.
Mais, pensait-on, au XVIIe ou au XVIIIe siècle, que l'émotion du spectateur devait nécessairement passer par la restitution d'une diction ancienne? Si les théoriciens de l'art théâtral se moquent, au XVIIIe siècle, de ceux qui, jouant les pièces du répertoire (Corneille, Racine, Molière) façon "vieux jeu", sont ridicules, on peut légitimement s'interroger sur la nécessité, de nos jours, d'une diction à l'ancienne. Pourquoi notre société aurait-elle besoin d'une diction dite baroque pour être éveillée au théâtre puisqu'il ne semble qu'à aucun moment dans l'histoire du théâtre l'on ait tenté l'expérience de la reconstitution vocale ? Doit-on penser que notre société n'a jamais été autant blasée ? Est-elle en quête de ses racines en cette nouvelle ère de l'hyper-modernité ? Il s'agit peut-être là encore d'une question de distance tout comme le suggérait Racine dans Bajazet il y a plus de trois siècles à propos de la dramaturgie (mais non du jeu de l'acteur) : "On peut dire que le respect que l'on a pour les héros augmente à mesure qu'ils s'éloignent de nous : major e longinquo reverentia."
Autre question. Tient-on réellement compte du contexte historique ? Où ne s'agit-il plus alors que d'art pour l'art ? Dans ce cas, pourquoi garder l'adjectif "baroque" ? S'interroge-t-on assez sur l'évolution du jeu ? sur les styles des comédiens ? sur les pratiques scéniques propres à chaque nation ? Ces questions semblent bien dérisoires face à ce qui a été en définitive détourné en un pur concept. Le Jeu baroque a été coupé de sa propre réalité historique et réinventé en une forme moderne de mise en scène. Tour de passe-passe. Mutatis mutandis, le baroque semble désormais intemporel, une forme rêvée de jeu révolu. La diction baroque est une sorte de "création" post-moderne et le nouveau laboratoire de la mise en scène contemporaine en mal d'invention. Jeu baroque ou jeu sur les formes improbables du jeu baroque ? Baroquerie en tous cas où acteurs, metteurs en scène, et universitaires s'écoutent parler en diction ordinaire tout en se gargarisant de diction Baroque.
Si l'on considère à quel point les acteurs sous l'Ancien Régime étaient soucieux de moderniser les textes et les costumes (en particulier dans le genre comique), mais aussi d'adapter les pièces aux modes du temps présent, on se demande alors pourquoi vouloir imposer de nos jours une esthétique de la création restitution en se servant précisément de pièces et de codes de jeu d'une période qui a refusé tout style "vieux-jeu". Ainsi de Molière. Certes il existait un cadre de jeu basé sur la rhétorique, emprunté de l'Antiquité. En ce sens, si l'on s'en tient, stricto sensu, aux règles de l'actio oratoire (qui ne concernent aucunement une prononciation des mots qui serait "vieillie" mais qui touchent aux inflexions de la voix, au débit et au rythme des phrases de manière à créer une certaine emphase), on devrait alors parler de jeu "antique" et non de jeu baroque. Il y a donc paradoxe à vouloir introduire l'idée d'une diction ancienne qui n'existait ni au XVIIe siècle, ni au XVIIIe siècle.
Il y a en définitive à notre époque un "genre", c'est-à-dire l'empreinte artistique de metteurs en scène de talent qui marquent l'histoire du théâtre et qui continueront à émerveiller les spectateurs. Et c'est sans doute cela qui compte le plus en effet. Néanmoins il est nécessaire de sortir du dilemme de la création restitution (intenable) et de ce discours médiatique qui consiste à affirmer sans ambages que ces sortes de mises en scène sont "la représentation telle que Molière [...] l’avait, en [son] temps, pensée" (2). C'est aller là un peu vite en besogne. La prudence devrait rester de mise tant que la machine à remonter le temps n'a pas été inventée et utilisée.
Finalement ne s'agit-il peut-être après tout que d'une question de terminologie ou de précision sémantique - qui a son importance quoi qu'on en dise puisqu'elle délimite une frontière entre ce qui "est" baroque et ce qui "ressemble à" ou "s'apparente à" du baroque. La diction et le jeu baroques n'existent pas en ce XXIe siècle. La "diction et le jeu d'inspiration baroque" ou "baroquisés", certainement.
Sabine Chaouche
(1) Dont le chef de file est E. Green.
(2) voir : http://www.franceculture.com/emission-les-mercredis-du-theatre-moliere-2010-05-26.html
Réagissez dès maintenant sur le forum.
Comment concevez-vous la diction dite 'baroque"? Pour ? Contre ?
Addendum: suggestion par Hubert Hazebroucq
Nous le remercions d'avoir participé au débat et de nous avoir fait la suggestion suivante:
"L'objection que l'on pourrait faire à l'éditorial est que vous ne questionnez pas ce qui, je crois, a été à l'origine de ces recherches : la matière sonore, phonique des mots, surtout dans son rapport avec le chant (un r roulé ne produit pas le même effet dans un ornement chanté, par exemple...) Il s'est agi aussi de retrouver la musicalité d'origine, l'harmonie des consonnes et des voyelles dans les vers, etc..."
Il est vrai que de très sérieux travaux ont été menés ces dernières années sur la prononciation notamment ceux de l'ACRAS ou de chercheurs comme Olivier Bettens ou Yves-Charles Morin par exemple.
Voir d'ailleurs le programme de la journée d'études qui s'est récemment tenue à Poitiers: http://www.thefrenchmag.com/Colloque-Atelier-sur-la-restitution-de-la-diction-haute-du-francais-vers-1700_a37.html
"L'objection que l'on pourrait faire à l'éditorial est que vous ne questionnez pas ce qui, je crois, a été à l'origine de ces recherches : la matière sonore, phonique des mots, surtout dans son rapport avec le chant (un r roulé ne produit pas le même effet dans un ornement chanté, par exemple...) Il s'est agi aussi de retrouver la musicalité d'origine, l'harmonie des consonnes et des voyelles dans les vers, etc..."
Il est vrai que de très sérieux travaux ont été menés ces dernières années sur la prononciation notamment ceux de l'ACRAS ou de chercheurs comme Olivier Bettens ou Yves-Charles Morin par exemple.
Voir d'ailleurs le programme de la journée d'études qui s'est récemment tenue à Poitiers: http://www.thefrenchmag.com/Colloque-Atelier-sur-la-restitution-de-la-diction-haute-du-francais-vers-1700_a37.html