Si l'on devait définir ce qu'est le 'théâtral', il suffirait de se représenter l'intérieur d'un théâtre. On y verrait la division salle/scène, celle-là même qui détermine deux espaces différents mais pourtant fondamentaux : l'un appartenant à l'acteur et l'autre au spectateur. Loin de réduire le Théâtre à la notion de Scène seule (au plateau, à une scène théâtrale tirée d'une pièce), certaines gravures publiées sous l'Ancien Régime en France comme en Europe, ont le mérite de donner, à travers leur composition, une définition globale du 'Théâtral' ? voire de proposer une esthétique de celui-ci.
En effet, l'existence simultanée des espaces scène / public, leur réunion au sein de l'image, rappellent par exemple que le Spectateur, appartenant par définition au théâtre du monde, fait néanmoins bel et bien partie du monde du théâtre ; qu'il en est une composante majeure. Aucun spectacle n'a de sens sans sa présence. Ainsi l'abbé d'Aubignac proposait en 1657 une poétique dramatique faisant constamment référence au spectateur. Aussi écrivait-il : « Il [l'auteur] examine tout ce qu'il veut, et doit faire connaître aux Spectateurs par l'oreille et par les yeux, et se résout de le leur faire réciter, ou de le leur faire voir ; parce qu'il doit avoir soin d'eux, en considérant l'Action comme représentée. »(1) L'existence du public conditionne toutes les composantes du poème dramatique : sa construction, l'action, le jeu des acteurs, quand bien même le poète dramatique tout comme le comédien par la suite, doivent se garder d'établir un lien direct entre ce qui est dit et fait, et ce qui est vu et entendu, autrement dit entre la scène et la salle (ainsi les discours adressés explicitement aux spectateurs sont condamnés par l'abbé).
Il semble ainsi que le Spectateur soit, au Théâtre, non pas périphérique, mais au contraire, central, puisque tout s'organise autour de celui-ci c'est-à-dire en fonction de sa psychologie, de ses goûts, des préjugés et des modes ambiantes. La Scène n'a de raison d'être qu'en tant qu'elle nécessite une réception, une réactivité. Présence invisible lors de l'écriture de la pièce, présence effective, bruyante, souvent taquine lors des représentations, le Spectateur influe toujours sur la gestation et le devenir d'une œuvre. Comment est donc représenté le Spectateur, quelle place occupe-t-il dans la gravure des XVIIe et XVIIIe siècles ? Peut-on gager que l'image où il apparaît est en correspondance avec les témoignages du temps concernant le déroulement des représentations ? Peut-on déceler au cœur de la composition plastique une réalité historique ?
En effet, l'existence simultanée des espaces scène / public, leur réunion au sein de l'image, rappellent par exemple que le Spectateur, appartenant par définition au théâtre du monde, fait néanmoins bel et bien partie du monde du théâtre ; qu'il en est une composante majeure. Aucun spectacle n'a de sens sans sa présence. Ainsi l'abbé d'Aubignac proposait en 1657 une poétique dramatique faisant constamment référence au spectateur. Aussi écrivait-il : « Il [l'auteur] examine tout ce qu'il veut, et doit faire connaître aux Spectateurs par l'oreille et par les yeux, et se résout de le leur faire réciter, ou de le leur faire voir ; parce qu'il doit avoir soin d'eux, en considérant l'Action comme représentée. »(1) L'existence du public conditionne toutes les composantes du poème dramatique : sa construction, l'action, le jeu des acteurs, quand bien même le poète dramatique tout comme le comédien par la suite, doivent se garder d'établir un lien direct entre ce qui est dit et fait, et ce qui est vu et entendu, autrement dit entre la scène et la salle (ainsi les discours adressés explicitement aux spectateurs sont condamnés par l'abbé).
Il semble ainsi que le Spectateur soit, au Théâtre, non pas périphérique, mais au contraire, central, puisque tout s'organise autour de celui-ci c'est-à-dire en fonction de sa psychologie, de ses goûts, des préjugés et des modes ambiantes. La Scène n'a de raison d'être qu'en tant qu'elle nécessite une réception, une réactivité. Présence invisible lors de l'écriture de la pièce, présence effective, bruyante, souvent taquine lors des représentations, le Spectateur influe toujours sur la gestation et le devenir d'une œuvre. Comment est donc représenté le Spectateur, quelle place occupe-t-il dans la gravure des XVIIe et XVIIIe siècles ? Peut-on gager que l'image où il apparaît est en correspondance avec les témoignages du temps concernant le déroulement des représentations ? Peut-on déceler au cœur de la composition plastique une réalité historique ?
LE SPECTATEUR ET LA SCENE
Cette gravure des Noces de Thétis et Pelée illustre par le biais de la représentation de la scène 3 de l'acte II, les rapports entre spectateurs et acteurs. On y voit un lieu s'organisant autour de plusieurs espaces distincts : une scène centrale, des espaces latéraux délimités par des éléments architecturaux antiques symbolisant un espace du dedans, et enfin une aire extérieure de 'jeu' créée par l'effet de perspective et les ouvertures au dernier plan. La composition de la gravure rappelle de manière particulièrement claire l'enceinte théâtrale quand bien même ce qui est dessiné n'est pas exactement le théâtre du XVIIe ou du XVIIIe siècle, si l'on se réfère aux habits des spectateurs par exemple, aux gradins en pierre, au bâtiment sans plafond. Il semble que l'artiste se soit inspiré de la Scène du théâtre en général (le plateau) ; mais de manière double pourrait-on dire : celle-ci semble à la fois vue de face (c'est-à-dire ce que voit tout spectateur dans le parterre ou les loges : plateau et fond avec effet de perspective grâce au décor ou à la toile peinte, l'immense tissu qui rappelle le rideau), mais aussi en contrechamp (c'est-à-dire ce que voient les acteurs lorsqu'ils jouent : l'enceinte théâtrale où s'entassent des spectateurs sur les bas-côtés, la profondeur de la salle). Le spectateur de la gravure semble ainsi placé dans une position ambiguë, à la fois derrière devant la scène.
Les combattants sont entourés par plusieurs rangées de spectateurs les contemplant. La position statique, l'aspect massif (d'où l'idée d'assemblée), de ceux-ci, s'oppose au mouvement et au nombre restreint des personnages centraux. La notion de scène va ainsi de pair avec celle d'exhibition, c'est-à-dire avec le souci de rendre visible, voire de manière ostensible un fait, un acte, une manière d'être : il s'agit, pour l'acteur, de se présenter, de représenter en public c'est-à-dire de mettre sous les yeux du peuple, ou devant le plus grand nombre de personnes ; il s'agit de 's'exposer à l'attention', 'au jugement' d'autrui (d'où l'idée chez Rousseau, dans sa Lettre à d'Alembert que le comédien, parce qu'il s'offre au public est semblable à la prostituée ). Le 'théâtral' est ainsi, en soi, semblable à un manifeste et par essence une manifestation : il requiert la présence du plus grand nombre, voire de tous, afin de rendre public ; il est intrinsèquement 'spectacle' c'est-à-dire un événement 'qui attire les regards, l'attention, qui arrête la vue' (Académie, 1762) et qui nécessite une mise en scène.
Les combattants sont entourés par plusieurs rangées de spectateurs les contemplant. La position statique, l'aspect massif (d'où l'idée d'assemblée), de ceux-ci, s'oppose au mouvement et au nombre restreint des personnages centraux. La notion de scène va ainsi de pair avec celle d'exhibition, c'est-à-dire avec le souci de rendre visible, voire de manière ostensible un fait, un acte, une manière d'être : il s'agit, pour l'acteur, de se présenter, de représenter en public c'est-à-dire de mettre sous les yeux du peuple, ou devant le plus grand nombre de personnes ; il s'agit de 's'exposer à l'attention', 'au jugement' d'autrui (d'où l'idée chez Rousseau, dans sa Lettre à d'Alembert que le comédien, parce qu'il s'offre au public est semblable à la prostituée ). Le 'théâtral' est ainsi, en soi, semblable à un manifeste et par essence une manifestation : il requiert la présence du plus grand nombre, voire de tous, afin de rendre public ; il est intrinsèquement 'spectacle' c'est-à-dire un événement 'qui attire les regards, l'attention, qui arrête la vue' (Académie, 1762) et qui nécessite une mise en scène.
Benserade, Buti, Glissey, Torelli, Les Noces de Pelée et de Thétis, II,3, 1654. F. Francan, Giacomo Torelli, Israël Silvestre CESAR UOID 351622
LE SPECTATEUR FACE A LA SCENE
Dans sa Pratique du Théâtre, l'abbé d'Aubignac écrit :
Or pour entendre comment le Poète se doit gouverner à l'égard des Spectateurs, et comment ils lui sont considérables ou non, il ne faut que faire réflexion sur ce que nous avons dit d'un Tableau. Car en le considérant comme une peinture, ou un ouvrage de l'Art, le Peintre fait tout ce qu'il peut pour le rendre excellent ; parce qu'il sera vu [...]. (3)
On pourrait appliquer cette sentence, mais de manière inverse, à la gravure représentant le théâtre. Celle-ci est destinée à être vue, découverte par un lecteur qui bien souvent est aussi un spectateur à la Comédie, et qui le plus souvent a vu la représentation de la pièce avant que de lire celle-ci (surtout au XVIIe siècle). Les gravures indexées à l'impression du texte, frontispices ou vignettes, portraits, font office de relais entre la représentation et la présentation de l'œuvre : elles peuvent être de nature allégorique, c'est-à-dire montrer des éléments iconologiques emblématiques des vertus des héros (4); dévoiler, voire rappeler une scène ou des scènes particulièrement frappantes, importantes ou touchantes ; être savante ornementation avec mise en valeur du titre et du genre (ainsi pour la comédie on retrouve de manière systématique le masque, voire la marotte etc… que cela soit pour le portrait de l'auteur, d'un comédien ou le frontispice d'une pièce)... Il faut, pour le dessinateur, établir un lien avec le lecteur 'solitaire', ou le lecteur en société, afin de le transformer en véritable Spectateur. Il lui faut ainsi recréer un espace de représentation, un reflet du 'théâtral', au sein de l'écrit. Le théâtre se redonne alors à voir et revit grâce à l'image, quand bien même est-il figé par 'l'impression' qui cristallise, symbolise et même mythifie si l'on en juge la fortune de certaines scènes/frontispices, systématiquement repris, copiés, du XVIIe au XVIIIe siècle (notamment les frontispices des œuvres de Racine et Molière).
Il s'agit donc pour le dessinateur, de faire du tableau, d'une part une vraie scène — mais scène d'un genre à part, mineur, parce que n'appartenant pas réellement à l'une des catégories existant dans l'art pictural, lequel est divisé en différentes catégories, parallèles à celles du théâtre : le grand genre ou peinture historique ; et les genres secondaires tels la scène de genre, le portrait, la nature morte, et le paysage. (5) Seule la scène tragique peut être rapprochée de la peinture historique mais l'on ne peut dire qu'il existe un genre spécifique, relatif au théâtre, dans l'esthétique picturale du temps. L'artiste doit d'autre part inventer une scène 'théâtrale', à la fois fruit d'une savante composition (la mise en scène) et conforme à l'idée de 'théâtral' (ce qui est le propre du théâtre).
Comment montrer au spectateur de la gravure qu'il est en face d'une scène de théâtre ? Quels éléments déterminent ce qui appartient par nature au théâtre et non pas seulement au domaine pictural ?
Bien que la gravure de théâtre ne soit pas un genre officiel, et soit tout comme le théâtre un entre-deux genres puisqu'il dépend à la fois de la peinture et de la sculpture, il existe néanmoins des codes de représentation permettant de mettre en valeur le 'théâtral' sous toutes ses formes, les plus naturels étant de fabriquer une vraie scène de théâtre grâce à la perspective et l'effet de distance. Si l'on observe par exemple divers frontispices européens du XVIIe siècle on peut relever divers procédés visant à placer le spectateur face à la scène grâce à la succession de différents plans mais aussi différents niveaux. Le frontispice du Triomphe de l'amour, publié semble-t-il au XVIIe siècle, tend à recréer l'enceinte théâtrale telle qu'elle pouvait apparaître au spectateur de l'époque : une scène surélevée, (6) faisant face à une fosse (l'orchestre). L'encadrement du premier plan, soutenu par les différentes ornementations (blason symbolisant l'Opéra par exemple), l'effet de perspective donnant de la profondeur au plateau et le jeu de lumières entre un premier plan relativement sombre et un arrière-plan éclairé visent à séparer nettement l'espace de l'agir et l'espace du voir. La scène, à proprement parler est littéralement mise en lumière et en relief. Elle devient un espace privilégié : celui où tout se joue (d'où la présence des acteurs sur cette scène). Le lecteur devient alors spectateur : le cadre est strictement limité à la scène de théâtre, et le point de vue similaire à celui qu'aurait un spectateur assis en corbeille par exemple.
Or pour entendre comment le Poète se doit gouverner à l'égard des Spectateurs, et comment ils lui sont considérables ou non, il ne faut que faire réflexion sur ce que nous avons dit d'un Tableau. Car en le considérant comme une peinture, ou un ouvrage de l'Art, le Peintre fait tout ce qu'il peut pour le rendre excellent ; parce qu'il sera vu [...]. (3)
On pourrait appliquer cette sentence, mais de manière inverse, à la gravure représentant le théâtre. Celle-ci est destinée à être vue, découverte par un lecteur qui bien souvent est aussi un spectateur à la Comédie, et qui le plus souvent a vu la représentation de la pièce avant que de lire celle-ci (surtout au XVIIe siècle). Les gravures indexées à l'impression du texte, frontispices ou vignettes, portraits, font office de relais entre la représentation et la présentation de l'œuvre : elles peuvent être de nature allégorique, c'est-à-dire montrer des éléments iconologiques emblématiques des vertus des héros (4); dévoiler, voire rappeler une scène ou des scènes particulièrement frappantes, importantes ou touchantes ; être savante ornementation avec mise en valeur du titre et du genre (ainsi pour la comédie on retrouve de manière systématique le masque, voire la marotte etc… que cela soit pour le portrait de l'auteur, d'un comédien ou le frontispice d'une pièce)... Il faut, pour le dessinateur, établir un lien avec le lecteur 'solitaire', ou le lecteur en société, afin de le transformer en véritable Spectateur. Il lui faut ainsi recréer un espace de représentation, un reflet du 'théâtral', au sein de l'écrit. Le théâtre se redonne alors à voir et revit grâce à l'image, quand bien même est-il figé par 'l'impression' qui cristallise, symbolise et même mythifie si l'on en juge la fortune de certaines scènes/frontispices, systématiquement repris, copiés, du XVIIe au XVIIIe siècle (notamment les frontispices des œuvres de Racine et Molière).
Il s'agit donc pour le dessinateur, de faire du tableau, d'une part une vraie scène — mais scène d'un genre à part, mineur, parce que n'appartenant pas réellement à l'une des catégories existant dans l'art pictural, lequel est divisé en différentes catégories, parallèles à celles du théâtre : le grand genre ou peinture historique ; et les genres secondaires tels la scène de genre, le portrait, la nature morte, et le paysage. (5) Seule la scène tragique peut être rapprochée de la peinture historique mais l'on ne peut dire qu'il existe un genre spécifique, relatif au théâtre, dans l'esthétique picturale du temps. L'artiste doit d'autre part inventer une scène 'théâtrale', à la fois fruit d'une savante composition (la mise en scène) et conforme à l'idée de 'théâtral' (ce qui est le propre du théâtre).
Comment montrer au spectateur de la gravure qu'il est en face d'une scène de théâtre ? Quels éléments déterminent ce qui appartient par nature au théâtre et non pas seulement au domaine pictural ?
Bien que la gravure de théâtre ne soit pas un genre officiel, et soit tout comme le théâtre un entre-deux genres puisqu'il dépend à la fois de la peinture et de la sculpture, il existe néanmoins des codes de représentation permettant de mettre en valeur le 'théâtral' sous toutes ses formes, les plus naturels étant de fabriquer une vraie scène de théâtre grâce à la perspective et l'effet de distance. Si l'on observe par exemple divers frontispices européens du XVIIe siècle on peut relever divers procédés visant à placer le spectateur face à la scène grâce à la succession de différents plans mais aussi différents niveaux. Le frontispice du Triomphe de l'amour, publié semble-t-il au XVIIe siècle, tend à recréer l'enceinte théâtrale telle qu'elle pouvait apparaître au spectateur de l'époque : une scène surélevée, (6) faisant face à une fosse (l'orchestre). L'encadrement du premier plan, soutenu par les différentes ornementations (blason symbolisant l'Opéra par exemple), l'effet de perspective donnant de la profondeur au plateau et le jeu de lumières entre un premier plan relativement sombre et un arrière-plan éclairé visent à séparer nettement l'espace de l'agir et l'espace du voir. La scène, à proprement parler est littéralement mise en lumière et en relief. Elle devient un espace privilégié : celui où tout se joue (d'où la présence des acteurs sur cette scène). Le lecteur devient alors spectateur : le cadre est strictement limité à la scène de théâtre, et le point de vue similaire à celui qu'aurait un spectateur assis en corbeille par exemple.
Benserade, Quinault, Lully, 'Le Triomphe de l'amour' Graveur : Daniel, I. Marot CESAR UOID 353326
D'autres dessinateurs prennent le parti de montrer la scène d'un peu plus près, de l'agrandir rompant délibérément la dichotomie plateau/salle (par un effet de 'zoom'), rompant la frontière entre ce qui est représenté sur scène, ceux qui regardent le spectacle. Un autre procédé est ainsi à l'oeuvre dans plusieurs frontispices. Si le dessinateur reprend, dans sa composition, les différents niveaux marquant le décalage entre la scène et la salle, et s'il insère le titre de la pièce au bas de la gravure, de manière à créer, artificiellement, un premier plan et rejeter la scène au second plan, on note que les acteurs débordent le cadre qui enserrait le plateau et le rejetait en arrière-plan. Deux gravures sont particulièrement révélatrices de cette volonté d'élargir la scène le plus possible afin de faire entrer le lecteur dans la gravure, quand bien même est-il rappelé par la succession des plans, qu'il n'est que spectateur, c'est-à-dire extérieur à l'événement extraordinaire qui lui est présenté. Les frontispices de Théagène et Chariclée (pièce de Duché de Vancy et Desmarets), et de Sabinus (pièce de Passerat), publiés tous les deux en Hollande au XVIIe siècle sont didactiques à cet égard.
Duché de Vancy, Desmarets, 'Théagène et Chariclée', V,3 Recueil des opéra, des ballets, & des plus-belles pièces en musique, t. 5, Amsterdam, 1700 Adrianus Gerardus van Schoone CESAR UOID 333388
Le frontispice de Théagène et Chariclée présente une action centrale : différents personnages entourent les principaux protagonistes, assistant à une cérémonie. Mais le dessinateur, ici, ne se contente pas de placer ces 'acteurs' sur la scène. Certains 'voyeurs' apparaissent immédiatement au premier plan, de dos, près du titre de la pièce, cependant qu'ils ne sont pas des spectateurs de théâtre en tant que tel puisqu'ils portent les marques (vêtements, coiffes…) des personnages appartenant à l'univers de l'œuvre dramatique, tout comme ils ne sont pas complètement devrais acteurs de la pièce en ce qu'ils tournent le dos au Spectateur (dans le théâtre des XVIIe et XVIIIe siècle, aucun acteur ne prend le parti de jouer de dos qu'il tienne ou non un rôle secondaire et, quand bien même Diderot souhaitera du comédien qu'il montre toutes les parties de son corps, dans ses Entretiens sur le Fils Naturel et dans sa correspondance avec Mme Riccoboni, peu d'acteurs s'aventureront à abandonner leur position frontale, près de la rampe et face à la salle). (7) Ils sont simples observateurs. On peut dire que l'artiste, en multipliant sur scène le nombre des personnages, tire le 'théâtral' vers le 'pictural', ou plutôt 'picturalise' le théâtre parce que le réinventant sur un mode artistique, plastique et esthétique. Il ne s'agit donc pas ici, d'une reproduction fidèle de la représentation théâtrale telle qu'elle se donne dans la réalité (pas de mimèsis théâtrale à proprement parler). La composition s'inspire, non pas tant d'une vraie scène de théâtre que d'une fresque historique (action tragique chez les grands de ce monde), c'est-à-dire du genre pictural noble.
Cette disposition plastique a la vertu de brouiller les fonctions acteurs et spectateurs : les acteurs ont un rôle de spectateurs et, parce qu'inclus dans la représentation, le lecteur devient, de son côté, acteur dans la gravure, occupant la même place que ces témoins. La scène prend vie, s'anime dans la mesure où le lecteur est invité à entrer directement dans la scène et à se joindre aux autres spectateurs déjà présents.
Cette disposition plastique a la vertu de brouiller les fonctions acteurs et spectateurs : les acteurs ont un rôle de spectateurs et, parce qu'inclus dans la représentation, le lecteur devient, de son côté, acteur dans la gravure, occupant la même place que ces témoins. La scène prend vie, s'anime dans la mesure où le lecteur est invité à entrer directement dans la scène et à se joindre aux autres spectateurs déjà présents.
Passerat, 'Sabinus', Œuvres de Monsieur Passerat, La Haye, 1695 CESAR UOID 369471
Le frontispice de Sabinus apparaît plus complexe. Trois scènes sont juxtaposées symbolisant le plateau (fond), le proscenium (le second plan) et la salle (le premier plan) ; de même que trois temps différents : le temps de la représentation où siége le spectateur, le temps de l'illusion composé d'un présent (personnages à l'avant-scène) et d'un passé immédiat (le geste fatal du personnage féminin et la mort du héros). Mais ici l'artiste complique à loisir la place des spectateurs. On remarque ainsi quelques personnages cachés en arrière-plan derrière une toile, tandis que des soldats assistent à la scène. Semblables aux membres du parterre, debout, accolés à la scène, comme entassés, on ne perçoit d'eux que leur tête, la scène étant toujours sur-élevée à la Comédie comme nous l'avons déjà précisé. (8) Le décor fait explicitement référence au monde du théâtre : le rideau, élément artificiel mais symbolique du 'théâtral' (jeu entre le voilé et le dévoilé), est une constante dans les gravures européennes du temps. On le retrouve dans maints frontispices et notamment dans les frontispices hollandais. Sa simple présence est signifiante : elle indique au lecteur qu'il est au théâtre, qu'il est face à une scène de théâtre, voire à la Représentation du Théâtral. Il y a donc intersection par le biais de la composition et surtout à travers cette notion de Scène, entre ce qui ressort du pictural (par exemple les costumes) et ce qui est propre au théâtre (par exemple le décor, les éléments théâtraux ou fruit d'un certain théâtralisme comme le coup fatal porté à l'aide d'un poignard, signe évoquant le genre tragique autrement dit la Tragédie) ; entre ce qui appartient au domaine de l'imaginaire (la re-composition du théâtral, la mise en scène des personnage dans la gravure) et ce qui est inspiré par la réalité (la disposition du théâtre, la place des acteurs sur la scène et des spectateurs hors de la scène).
L'imitation (la mimèsis) reste un précepte vague en matière d'iconographie théâtrale et même dans le domaine strictement pictural dans la mesure où il n'existe pas de référence, de véritables modèles concernant la représentation du théâtre et plus particulièrement d'une scène théâtrale (pas de canons esthétiques véritablement définis, ou tirés de l'Antiquité si ce n'est pour 'peindre' l'actio des personnages et le jeu des attitudes). L'originalité de la gravure de théâtre tient essentiellement à ce qu'elle est l'illustration constante, de par sa nature et le sujet représenté, l'interaction, de l'interdépendance, de l'ambivalence, entre théâtral et pictural -- définie par la célèbre formule Picturam esse poesin tacentem, poesin vero picturam loquentem (la peinture est une poésie muette, la poésie une peinture éloquente). Elle est signe, expression du 'théâtral' sans pourtant être entièrement métaphorique du 'Théâtre'.
Enfin, la gravure, de par sa place dans le livre et de par sa constitution et le sujet représenté, a vocation à se diffuser, à être rendue publique, à se colporter : elle est le reflet de deux arts étant chacun un langage international et a fortiori, universel. Ils s'adressent en effet prioritairement à la vue, et requièrent une présence : celle du Spectateur, et notamment d'un spectateur contemporain qui puisse avoir un regard dynamique, réactif, vis-à-vis de l'image. A titre d'exemple, si l'on observe le frontispice des Œuvres de Molière publiées successivement en Belgique (1703), en Hollande (1704), et en Suisse (1741), on voit que le public est en quelque sorte « actualisé » par chaque graveur. Quand bien même le frontispice présente une même structure, il apparaît totalement différent. L'image du Spectateur (du public devant la Scène) varie, est adaptée aux mœurs du temps, aux costumes nationaux, aux modes (différents chapeaux, coiffes ; perruques ou non). Elle montre aussi différentes origines sociales (l'édition hollandaise de 1704 semble présenter les membres du parterre, autrement dit un public autre que mondain). Elle suggère que les femmes sont admises près de la scène (chose qui ne semble pas vraisemblable en France, les femmes préférant les loges). (9)
Finalement, peut-on dire que les graveurs français reproduisent un exact reflet-papier des spectateurs ? Peut-on parler d'une mise en abîme du Spectateur du Théâtre Français ? L'image traduit-elle une réalité historique ou n'est-elle que simple illusion iconographique ?
L'imitation (la mimèsis) reste un précepte vague en matière d'iconographie théâtrale et même dans le domaine strictement pictural dans la mesure où il n'existe pas de référence, de véritables modèles concernant la représentation du théâtre et plus particulièrement d'une scène théâtrale (pas de canons esthétiques véritablement définis, ou tirés de l'Antiquité si ce n'est pour 'peindre' l'actio des personnages et le jeu des attitudes). L'originalité de la gravure de théâtre tient essentiellement à ce qu'elle est l'illustration constante, de par sa nature et le sujet représenté, l'interaction, de l'interdépendance, de l'ambivalence, entre théâtral et pictural -- définie par la célèbre formule Picturam esse poesin tacentem, poesin vero picturam loquentem (la peinture est une poésie muette, la poésie une peinture éloquente). Elle est signe, expression du 'théâtral' sans pourtant être entièrement métaphorique du 'Théâtre'.
Enfin, la gravure, de par sa place dans le livre et de par sa constitution et le sujet représenté, a vocation à se diffuser, à être rendue publique, à se colporter : elle est le reflet de deux arts étant chacun un langage international et a fortiori, universel. Ils s'adressent en effet prioritairement à la vue, et requièrent une présence : celle du Spectateur, et notamment d'un spectateur contemporain qui puisse avoir un regard dynamique, réactif, vis-à-vis de l'image. A titre d'exemple, si l'on observe le frontispice des Œuvres de Molière publiées successivement en Belgique (1703), en Hollande (1704), et en Suisse (1741), on voit que le public est en quelque sorte « actualisé » par chaque graveur. Quand bien même le frontispice présente une même structure, il apparaît totalement différent. L'image du Spectateur (du public devant la Scène) varie, est adaptée aux mœurs du temps, aux costumes nationaux, aux modes (différents chapeaux, coiffes ; perruques ou non). Elle montre aussi différentes origines sociales (l'édition hollandaise de 1704 semble présenter les membres du parterre, autrement dit un public autre que mondain). Elle suggère que les femmes sont admises près de la scène (chose qui ne semble pas vraisemblable en France, les femmes préférant les loges). (9)
Finalement, peut-on dire que les graveurs français reproduisent un exact reflet-papier des spectateurs ? Peut-on parler d'une mise en abîme du Spectateur du Théâtre Français ? L'image traduit-elle une réalité historique ou n'est-elle que simple illusion iconographique ?
LES SPECTATEURS AU THEATRE : UN EFFET DE REEL ?
Dans ses Chroniques de la Régence et du règne de Louis XV, Barbier évoque les changements intervenus sur la scène à la fin des années 1750 :
De tout temps, il y a eu sur le théâtre de la comédie, de chaque côté, quatre rangées de bancs un peu en amphithéâtre jusqu'à la hauteur des loges, renfermés dans une balustrade et grille de fer doré pour placer les spectateurs. Dans les grandes représentations encore, le long de la balustrade, une rangée de banquettes, et, outre cela, il y avait encore plus de cinquante personnes debout et sans place au fond du théâtre, qui formaient un cercle. Le théâtre n'était rempli et occupé que par des hommes, pour l'ordinaire ; en sorte que le théâtre était très rétréci pour l'action des acteurs. Pour entrer un acteur sur la scène, il fallait faire faire place au fond du théâtre, pour son passage. Il n'était pas même vraisemblable qu'un roi, parlant à son confident ou tenant un conseil d'état, ou un prince avec sa maîtresse parlant en secret, fussent entourés de plus de deux cents personnes. (10)
Nombreux sont les spectateurs à avoir souhaité, puis loué la disparition des banquettes le long de la scène (11) au XVIIIe siècle. Il était une tradition, en France particulièrement, de mêler espace de réception et espace de représentation. (12)
Cette réalité historique transparaît dans certaines gravures qui tentent de donner une image du public plus ou moins fidèle. Dès le XVIIe siècle les gravures illustrant la Noce de Village de Brécourt, mettent en scène le Spectateur sur le plateau, et notamment sur les côtés de celui-ci.
De tout temps, il y a eu sur le théâtre de la comédie, de chaque côté, quatre rangées de bancs un peu en amphithéâtre jusqu'à la hauteur des loges, renfermés dans une balustrade et grille de fer doré pour placer les spectateurs. Dans les grandes représentations encore, le long de la balustrade, une rangée de banquettes, et, outre cela, il y avait encore plus de cinquante personnes debout et sans place au fond du théâtre, qui formaient un cercle. Le théâtre n'était rempli et occupé que par des hommes, pour l'ordinaire ; en sorte que le théâtre était très rétréci pour l'action des acteurs. Pour entrer un acteur sur la scène, il fallait faire faire place au fond du théâtre, pour son passage. Il n'était pas même vraisemblable qu'un roi, parlant à son confident ou tenant un conseil d'état, ou un prince avec sa maîtresse parlant en secret, fussent entourés de plus de deux cents personnes. (10)
Nombreux sont les spectateurs à avoir souhaité, puis loué la disparition des banquettes le long de la scène (11) au XVIIIe siècle. Il était une tradition, en France particulièrement, de mêler espace de réception et espace de représentation. (12)
Cette réalité historique transparaît dans certaines gravures qui tentent de donner une image du public plus ou moins fidèle. Dès le XVIIe siècle les gravures illustrant la Noce de Village de Brécourt, mettent en scène le Spectateur sur le plateau, et notamment sur les côtés de celui-ci.
Brécourt, 'La Noce de village', sc. 3 ; Théâtre de Brécourt, Paris, 1666 CESAR UOID 334415
Brécourt, 'La Noce de village', sc. 4 ; Théâtre de Brécourt, Paris, 1666 CESAR UOID 334416
Sur ces différentes planches, on distingue nettement les acteurs des spectateurs : ces derniers sont pour la plupart, assis, présentés en groupe, tassés au fond, habillés à la mode du temps (amas de rubans, cannes, habits élégants tranchant avec ceux des acteurs, plus rustiques). Ils couvrent l'arrière-plan. Il est intéressant de noter que ce type de gravure a la vertu de présenter, simultanément, actions et réactions, et encore une fois, le 'théâtral' comme global, et non seulement comme l'espace appartenant à l'acteur. On peut avoir ainsi une idée de ce à quoi ressemblait une représentation théâtrale, notamment la diversité des réactions d'une assemblée — essentiellement masculine. Certains petits-marquis ont une pose nonchalante, certains applaudissent, d'autres sourient, quelques-uns semblent détachés, un tel discuter, un autre s'ennuyer... La perception simultanée de ces deux espaces semble ironiquement dénier le rôle attribué à chaque catégorie du théâtre dans la mesure où, d'une part, le spectateur devient à la fois acteur de la gravure et un acteur sur la scène. Il existe en effet un dédoublement du plateau.
Deux scènes sont parallèlement en cours : celle de la représentation proprement dite où des acteurs font le spectacle ; et, par ailleurs, celle de tous ceux qui se donnent en représentation, en spectacle, c'est-à-dire qui s'exposent aux yeux du reste de la salle et qui interfèrent dans la création de l'illusion, par une attitude proprement 'théâtrale' (emprunte de théâtralité), parce que très souvent affectée, exagérée, bouffonne. En effet, certains témoignages du XVIII° siècle dépeignent le comportement des Spectateurs du plateau comme étant foncièrement 'théâtrale' parce que se 'personnagifiant' (il cherche à jouer un personnage, sinon à se créer une persona). Dorat, par exemple, écrit en 1766 :
Le Public n'y voit plus, borné dans ses regards,
Nos Marquis y briller sur de triples remparts.
Ils cessent d'embellir la Cour de Pharasmane ;
Zaïre, sans témoins, entretient Orosmane.
On n'y voit plus l'ennui de nos jeunes Seigneurs
Nonchalamment sourire à l'héroïne en pleurs.
On ne les entend plus, du fond de la coulisse,
Par leur caquet bruyant interrompre l'Actrice,
Persifler Mithridate, et, sans respect du nom,
Apostropher César, ou tutoyer Néron. (13)
Le caractère proprement théâtral du public, sur scène tient à la confusion de deux espaces respectivement différents, devant, théoriquement, être tout à fait distincts et séparés l'un de l'autre. La vue de spectateurs, non pas devant, mais derrière l'acteur, semble annuler le rapport scène/salle qui devrait se traduire, concrètement par un face à face (le spectateur devant « regarder » l'acteur et celui-ci « s'exposer »). Les spectateurs, sur la Scène, apparaissent ainsi tout à fait incongrus, d'autant que les témoignages relatifs à ceux-ci, tirés des anecdotes dramatiques, les dépeignent très généralement comme étant indisciplinés, babillards, taquins et brailleurs, voire même se jouant de l'illusion dramatique parce que s'adressant directement à l'acteur, le prenant à parti, ou réagissant de manière excessive à la scène à laquelle ils assistent, bondissant sur le plateau, frappant parfois l'acteur d'un vigoureux coup de poing, le souffletant ou menaçant de lui percer le corps d'un coup d'épée. (14) Cette présence effective semble donc inconvenante non seulement par rapport à la situation et au lieu où elle apparaît (le Spectateur hors de son rôle de Spectateur, rivalisant avec l'Acteur et cherchant à attirer l'attention et la curiosité du reste du public), mais aussi par rapport aux vêtements portés qui peuvent interférer dans l'illusion et par exemple, donner une tonalité comique à une représentation tragique. Ainsi au XVIIIe siècle, certains penseurs comme Sainte-Albine se plaindront d'une représentation tragique « brouillée » par l'existence, gênante, de perruques s'opposant au décor et à l'atmosphère de la pièce mise en scène :
Surtout, il est difficile de ne pas trouver bizarre l'usage, & qui n'est établi qu'en France, d'admettre sur le Théâtre une partie des Spectateurs. On peut supposer que l'appartement d'Auguste est plus ou moins orné de sculpture & de dorure, mais lorsque les yeux rencontrent des perruques en bourse, comment se persuader qu'on voit le Palais de cet Empereur. (15)
Il existe donc, par le biais de cette présence du Spectateur une surdétermination de la notion de « théâtral », une théâtralité seconde qui n'est pas le fait de l'Acteur (celui qui joue un rôle fixe et dont le métier est de créer un personnage inventé par un autre), une « théâtralisation » de ce qui devrait être étranger à l'action représentée et qui devrait rester extérieur à celle-ci. Le Spectateur, contre toute attente n'a pas une fonction passive au sein de la représentation. Son attitude ressortit à celle, non pas de l'Acteur tel que nous l'avons défini, mais du Comédien, c'est-à-dire à celui qui se compose une attitude et qui joue avec autrui ou se joue d'autrui et qui n'est pas forcément membre d'une troupe. Ainsi le Prince de Ligne en 1774 suggère-t-il dans ses Lettres à Eugénie que le Spectateur adopte, naturellement, quotidiennement, hors de la Comédie, du Théâtre, un comportement plus 'théâtral', plus 'théâtralisé' même que celui de l'acteur en scène : « Nous sommes souvent plus Comédiens que ceux qui se montrent à nous depuis six heures jusqu'à neuf. Nous le sommes toute la journée ; et en vérité quand on a un peu couru les Cours et les Armées, on peut se flatter de réussir. Sans corset de baleine et sans oripeau nous jouons les Rois tous les jours : nous jouons les amoureux, nous jouons les maris, les honnêtes gens. » (16)
Ainsi jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, la séparation entre spectateurs et acteurs est, concrètement, mal définie, quand bien même a-t-on soin de différencier les deux fonctions dès le XVIIe siècle. D'une part l'abbé d'Aubignac définit le 'théâtral' à partir d'une différence radicale de nature entre le domaine de la Comédie et celui du discours public, tout en spécifiant le rôle de chaque partie du théâtre :
Ce poëme est nommé drama, c'est à dire, action et non pas récit ; ceux qui le représentent se nomment acteurs, et non pas orateurs ; ceux-là méme qui s'y trouvent presens s'appellent spectateurs ou regardans, et non pas auditeurs ; enfin le lieu qui sert à ses representations, est dit théâtre, et non pas auditoire, c'est à dire, un lieu où on regarde ce qui s'y fait, et non pas où l'on ecoute ce qui s'y dit.
Chaque catégorie apparaît antinomique mais néanmoins complémentaire : l'une est active, l'autre est passive. C'est pourquoi le Dictionnaire de l'Académie insiste, dans sa définition du 'Spectateur', sur une séparation complète entre ce qui appartient à l'acteur et ce qui est du ressort du Spectateur : « Il se dit figurément de celui qui n'agit point, qui n'a point de part dans une affaire, & qui a seulement attention à ce qui s'y passe. » Cette différence de fonction est constamment reprise par Diderot dans sa théorie sur l'art théâtral à travers cette formule relative aux rapports acteurs/spectateurs : « C'est vous qui remportez toutes ces impressions. L'acteur est las, et vous triste ; c'est qu'il s'est démené sans rien sentir, et que vous avez senti sans vous démener ». (17) Le public doit se borner à « regarder » et éventuellement à réagir mais il ne doit en aucun cas contaminer la scène de sa présence. C'est ainsi dans la distance que doit s'intensifier l'effet, l'impact de la représentation sur le spectateur. Tout ce qui est proprement « théâtral », c'est-à-dire emprunt d'affectation, artificiel, devient, curieusement anti-théâtral, c'est-à-dire contraire à l'illusion.
Le souci nouveau de réalisme dans le jeu de l'acteur (touchant le rapport entre l'âge de l'acteur et celui, supposé, du personnage, le geste, la déclamation, le costume jugé trop pompeux et travestissant le personnage au lieu de lui donner une actualité historique), et de vraisemblance de la scène, conduit les penseurs à élaborer, en creux, une théorie du « théâtral » (ce qui doit être le propre du théâtre, son essence) qui paradoxalement s'appuie sur le pictural (18) et par la même occasion une théorie du Spectateur, celui-ci devant changer son propre regard sur le théâtre afin de l'éloigner du théâtralisme. Luigi Riccoboni, dans ses Pensées sur la déclamation publiées en 1738, affirme par exemple :
Le plus grand nombre des Spectateurs Français n'est pas en état de sentir ce qu'on appelle vérité d'action ; on s'accoutume de bonne heure à la Déclamation de Théâtre : les jeunes Gens ne raisonnent point, & l'on parvient à l'âge de maturité sans avoir jamais fait des réflexions solides sur cette matière. Si des Auditeurs qui sont dans de pareilles dispositions sont touchés dans la Tragédie, c'est parce qu'ils se font une illusion d'habitude où la raison n'a nulle part. Tout le monde sait que César, Alexandre, Hannibal, & tous les Héros de l'Antiquité étaient des hommes comme nous, & l'on est persuadé qu'ils ne traitaient pas les plus grandes passions, ni les actions les plus héroïques, autrement que les grands hommes de nos jours ; cependant ces mêmes Spectateurs séduits dès leur tendre jeunesse par l'expression outrée de la Déclamation Tragique, prennent les Héros de l'Antiquité sur le pied que les Comédiens veulent bien les leur donner ; c'est-à-dire, comme des hommes extraordinaires ; on les voit marcher, parler tout autrement que nous, & avoir une contenance tout à fait différente de la nôtre. Or suivant cette fabuleuse imagination que les Spectateurs ont adoptée & dont ils sont frappés, ils s'en font une illusion si forte, qu'ils se laissent emporter au-delà du vrai en tout ce qu'ils voient, & en tout ce qu'ils entendent. (19)
Ici le comédien souligne le fait que la « vérité » au théâtre (le vrai du théâtre/son essence) est impossible tant qu'il existe une culture du merveilleux dans la société (20) (désir de spectaculaire, insatiable chez les spectateurs et notamment ceux qui sont régis par leur goût 'naturel', c'est-à-dire épris de clinquant et de fabuleux) qui a conduit les acteurs à outrer leur jeu. Il suggère que le 'théâtral' est moins ce qui se donne dans l'affectation, que dans le réaliste. Riccoboni semble penser qu'il existe, dans le théâtre de son temps, un irréel-vraisemblable (ce qui est 'au-delà du vrai' et qui se compose de gigantisme, d'extraordinaire et d'enflure) qui naît de la tradition théâtrale et nuit au 'théâtral', lequel doit, au contraire se rapprocher le plus possible du réel, gommer toute exagération déplacée ou qui serait en contraction avec la nature telle qu'elle apparaît à ses contemporains. C'est pourquoi Riccoboni ajoute :
Le grand point sur la Scène, comme j'ai déjà dit, est de faire illusion aux Spectateurs, & de leur persuader, autant qu'on le peut, que la Tragédie n'est point une fiction, mais que ce sont les mêmes Héros qui agissent & qui parlent, & non pas les Comédiens qui les représentent. La Déclamation Tragique opère tout le contraire : les premiers mots qu'on entend font évidemment sentir que tout est fiction, & les Acteurs parlent avec des tons si extraordinaires & si éloignés de la vérité, que l'on ne peut pas s'y méprendre. (21)
Il existe ainsi un théâtral 'controuvé' (mensonger), 'perverti' parce que détaché du réel, qu'il faut remplacer par un 'théâtral' vrai, un théâtral figuratif (qui se rapproche le plus possible du dire et du parler humains, donc des spectateurs). Tout comme la peinture ou la gravure sont capables de reproduire parfaitement une illusion de réel (à l'exemple de la fameuse chimère de Zeuxis), par la technique du trompe-l'œil, le théâtre doit se donner sur un mode hyper-réaliste afin de créer une hyper-illusion qui trompe le Spectateur en ce qu'il n'ait pas l'impression d'être au Théâtre mais au contraire dans le réel, le théâtral devant rester masqué, imperceptible. Pour ce faire, il est primordial que se renouvelle complètement le jeu de l'acteur, afin de régénérer le 'théâtral' de l'intérieur (le sortir du 'fictionnel', de l'onirisme ou du fantastique, de l'univers du roman ou du conte, apporté par un art de l'acteur trop étudié) pour ensuite pouvoir modifier la réception de ce nouveau théâtral, c'est-à-dire les mentalités, les préjugés, les habitudes, les schémas enracinés dans l'esprit du Spectateur (le théâtral s'éduque). Riccoboni redéfinit donc le 'théâtral', tel qu'on le connaissait alors sur la scène, par le biais du jeu du comédien, comme contraire, fondamentalement, à toute idée de distanciation entre l'action de l'acteur (ce que donne à voir la Scène, le 'faire'), et le regard du public, sur la manière dont apparaît cette action (la réception, le 'voir'). De la suppression de l'écart entre ceux qui agissent et ceux qui voient, entre scène du théâtre et théâtre du monde naîtrait, paradoxalement un 'théâtral' pur, théâtral qui serait alors moins 'baroque' (dans le sens de 'bizarrerie choquante') que 'baroquerie' (jeu entre apparence et essence) dans la mesure où il se mettrait constamment en scène tout en niant sa propre réalité de théâtre. Le « théâtral » (l'essence du théâtre) s'oppose ainsi de plus en plus à l'idée de « théâtralisé », à la « théâtralité », au XVIIIe siècle, quand bien même la mise en scène (l'artificiel, l'illusion) est intrinsèquement liée à la Comédie.
La réflexion sur l'art théâtral et sur l'enceinte théâtrale (place, disposition des spectateurs) se développant avec intensité, au cours du XVIIIe siècle, on en vient à prôner le rejet du public hors du champ de la Scène, son effacement partiel (police instaurée dans les théâtres parisiens afin de discipliner les spectateurs et leur imposer le silence). Il s'agit de redonner un sens à chaque catégorie, à chaque espace constitutif du théâtre. On aboutit ainsi à l'élargissement de la distance entre public et acteurs, d'un point de vue spatial (paradoxalement, l'illusion n'en est que plus forte, toute tentation de l'acteur, à vouloir nouer un dialogue avec la salle étant proscrite, écartée) tout en rapprochant du mieux que l'on peut, la représentation du réel, l'acteur du spectateur.
Deux scènes sont parallèlement en cours : celle de la représentation proprement dite où des acteurs font le spectacle ; et, par ailleurs, celle de tous ceux qui se donnent en représentation, en spectacle, c'est-à-dire qui s'exposent aux yeux du reste de la salle et qui interfèrent dans la création de l'illusion, par une attitude proprement 'théâtrale' (emprunte de théâtralité), parce que très souvent affectée, exagérée, bouffonne. En effet, certains témoignages du XVIII° siècle dépeignent le comportement des Spectateurs du plateau comme étant foncièrement 'théâtrale' parce que se 'personnagifiant' (il cherche à jouer un personnage, sinon à se créer une persona). Dorat, par exemple, écrit en 1766 :
Le Public n'y voit plus, borné dans ses regards,
Nos Marquis y briller sur de triples remparts.
Ils cessent d'embellir la Cour de Pharasmane ;
Zaïre, sans témoins, entretient Orosmane.
On n'y voit plus l'ennui de nos jeunes Seigneurs
Nonchalamment sourire à l'héroïne en pleurs.
On ne les entend plus, du fond de la coulisse,
Par leur caquet bruyant interrompre l'Actrice,
Persifler Mithridate, et, sans respect du nom,
Apostropher César, ou tutoyer Néron. (13)
Le caractère proprement théâtral du public, sur scène tient à la confusion de deux espaces respectivement différents, devant, théoriquement, être tout à fait distincts et séparés l'un de l'autre. La vue de spectateurs, non pas devant, mais derrière l'acteur, semble annuler le rapport scène/salle qui devrait se traduire, concrètement par un face à face (le spectateur devant « regarder » l'acteur et celui-ci « s'exposer »). Les spectateurs, sur la Scène, apparaissent ainsi tout à fait incongrus, d'autant que les témoignages relatifs à ceux-ci, tirés des anecdotes dramatiques, les dépeignent très généralement comme étant indisciplinés, babillards, taquins et brailleurs, voire même se jouant de l'illusion dramatique parce que s'adressant directement à l'acteur, le prenant à parti, ou réagissant de manière excessive à la scène à laquelle ils assistent, bondissant sur le plateau, frappant parfois l'acteur d'un vigoureux coup de poing, le souffletant ou menaçant de lui percer le corps d'un coup d'épée. (14) Cette présence effective semble donc inconvenante non seulement par rapport à la situation et au lieu où elle apparaît (le Spectateur hors de son rôle de Spectateur, rivalisant avec l'Acteur et cherchant à attirer l'attention et la curiosité du reste du public), mais aussi par rapport aux vêtements portés qui peuvent interférer dans l'illusion et par exemple, donner une tonalité comique à une représentation tragique. Ainsi au XVIIIe siècle, certains penseurs comme Sainte-Albine se plaindront d'une représentation tragique « brouillée » par l'existence, gênante, de perruques s'opposant au décor et à l'atmosphère de la pièce mise en scène :
Surtout, il est difficile de ne pas trouver bizarre l'usage, & qui n'est établi qu'en France, d'admettre sur le Théâtre une partie des Spectateurs. On peut supposer que l'appartement d'Auguste est plus ou moins orné de sculpture & de dorure, mais lorsque les yeux rencontrent des perruques en bourse, comment se persuader qu'on voit le Palais de cet Empereur. (15)
Il existe donc, par le biais de cette présence du Spectateur une surdétermination de la notion de « théâtral », une théâtralité seconde qui n'est pas le fait de l'Acteur (celui qui joue un rôle fixe et dont le métier est de créer un personnage inventé par un autre), une « théâtralisation » de ce qui devrait être étranger à l'action représentée et qui devrait rester extérieur à celle-ci. Le Spectateur, contre toute attente n'a pas une fonction passive au sein de la représentation. Son attitude ressortit à celle, non pas de l'Acteur tel que nous l'avons défini, mais du Comédien, c'est-à-dire à celui qui se compose une attitude et qui joue avec autrui ou se joue d'autrui et qui n'est pas forcément membre d'une troupe. Ainsi le Prince de Ligne en 1774 suggère-t-il dans ses Lettres à Eugénie que le Spectateur adopte, naturellement, quotidiennement, hors de la Comédie, du Théâtre, un comportement plus 'théâtral', plus 'théâtralisé' même que celui de l'acteur en scène : « Nous sommes souvent plus Comédiens que ceux qui se montrent à nous depuis six heures jusqu'à neuf. Nous le sommes toute la journée ; et en vérité quand on a un peu couru les Cours et les Armées, on peut se flatter de réussir. Sans corset de baleine et sans oripeau nous jouons les Rois tous les jours : nous jouons les amoureux, nous jouons les maris, les honnêtes gens. » (16)
Ainsi jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, la séparation entre spectateurs et acteurs est, concrètement, mal définie, quand bien même a-t-on soin de différencier les deux fonctions dès le XVIIe siècle. D'une part l'abbé d'Aubignac définit le 'théâtral' à partir d'une différence radicale de nature entre le domaine de la Comédie et celui du discours public, tout en spécifiant le rôle de chaque partie du théâtre :
Ce poëme est nommé drama, c'est à dire, action et non pas récit ; ceux qui le représentent se nomment acteurs, et non pas orateurs ; ceux-là méme qui s'y trouvent presens s'appellent spectateurs ou regardans, et non pas auditeurs ; enfin le lieu qui sert à ses representations, est dit théâtre, et non pas auditoire, c'est à dire, un lieu où on regarde ce qui s'y fait, et non pas où l'on ecoute ce qui s'y dit.
Chaque catégorie apparaît antinomique mais néanmoins complémentaire : l'une est active, l'autre est passive. C'est pourquoi le Dictionnaire de l'Académie insiste, dans sa définition du 'Spectateur', sur une séparation complète entre ce qui appartient à l'acteur et ce qui est du ressort du Spectateur : « Il se dit figurément de celui qui n'agit point, qui n'a point de part dans une affaire, & qui a seulement attention à ce qui s'y passe. » Cette différence de fonction est constamment reprise par Diderot dans sa théorie sur l'art théâtral à travers cette formule relative aux rapports acteurs/spectateurs : « C'est vous qui remportez toutes ces impressions. L'acteur est las, et vous triste ; c'est qu'il s'est démené sans rien sentir, et que vous avez senti sans vous démener ». (17) Le public doit se borner à « regarder » et éventuellement à réagir mais il ne doit en aucun cas contaminer la scène de sa présence. C'est ainsi dans la distance que doit s'intensifier l'effet, l'impact de la représentation sur le spectateur. Tout ce qui est proprement « théâtral », c'est-à-dire emprunt d'affectation, artificiel, devient, curieusement anti-théâtral, c'est-à-dire contraire à l'illusion.
Le souci nouveau de réalisme dans le jeu de l'acteur (touchant le rapport entre l'âge de l'acteur et celui, supposé, du personnage, le geste, la déclamation, le costume jugé trop pompeux et travestissant le personnage au lieu de lui donner une actualité historique), et de vraisemblance de la scène, conduit les penseurs à élaborer, en creux, une théorie du « théâtral » (ce qui doit être le propre du théâtre, son essence) qui paradoxalement s'appuie sur le pictural (18) et par la même occasion une théorie du Spectateur, celui-ci devant changer son propre regard sur le théâtre afin de l'éloigner du théâtralisme. Luigi Riccoboni, dans ses Pensées sur la déclamation publiées en 1738, affirme par exemple :
Le plus grand nombre des Spectateurs Français n'est pas en état de sentir ce qu'on appelle vérité d'action ; on s'accoutume de bonne heure à la Déclamation de Théâtre : les jeunes Gens ne raisonnent point, & l'on parvient à l'âge de maturité sans avoir jamais fait des réflexions solides sur cette matière. Si des Auditeurs qui sont dans de pareilles dispositions sont touchés dans la Tragédie, c'est parce qu'ils se font une illusion d'habitude où la raison n'a nulle part. Tout le monde sait que César, Alexandre, Hannibal, & tous les Héros de l'Antiquité étaient des hommes comme nous, & l'on est persuadé qu'ils ne traitaient pas les plus grandes passions, ni les actions les plus héroïques, autrement que les grands hommes de nos jours ; cependant ces mêmes Spectateurs séduits dès leur tendre jeunesse par l'expression outrée de la Déclamation Tragique, prennent les Héros de l'Antiquité sur le pied que les Comédiens veulent bien les leur donner ; c'est-à-dire, comme des hommes extraordinaires ; on les voit marcher, parler tout autrement que nous, & avoir une contenance tout à fait différente de la nôtre. Or suivant cette fabuleuse imagination que les Spectateurs ont adoptée & dont ils sont frappés, ils s'en font une illusion si forte, qu'ils se laissent emporter au-delà du vrai en tout ce qu'ils voient, & en tout ce qu'ils entendent. (19)
Ici le comédien souligne le fait que la « vérité » au théâtre (le vrai du théâtre/son essence) est impossible tant qu'il existe une culture du merveilleux dans la société (20) (désir de spectaculaire, insatiable chez les spectateurs et notamment ceux qui sont régis par leur goût 'naturel', c'est-à-dire épris de clinquant et de fabuleux) qui a conduit les acteurs à outrer leur jeu. Il suggère que le 'théâtral' est moins ce qui se donne dans l'affectation, que dans le réaliste. Riccoboni semble penser qu'il existe, dans le théâtre de son temps, un irréel-vraisemblable (ce qui est 'au-delà du vrai' et qui se compose de gigantisme, d'extraordinaire et d'enflure) qui naît de la tradition théâtrale et nuit au 'théâtral', lequel doit, au contraire se rapprocher le plus possible du réel, gommer toute exagération déplacée ou qui serait en contraction avec la nature telle qu'elle apparaît à ses contemporains. C'est pourquoi Riccoboni ajoute :
Le grand point sur la Scène, comme j'ai déjà dit, est de faire illusion aux Spectateurs, & de leur persuader, autant qu'on le peut, que la Tragédie n'est point une fiction, mais que ce sont les mêmes Héros qui agissent & qui parlent, & non pas les Comédiens qui les représentent. La Déclamation Tragique opère tout le contraire : les premiers mots qu'on entend font évidemment sentir que tout est fiction, & les Acteurs parlent avec des tons si extraordinaires & si éloignés de la vérité, que l'on ne peut pas s'y méprendre. (21)
Il existe ainsi un théâtral 'controuvé' (mensonger), 'perverti' parce que détaché du réel, qu'il faut remplacer par un 'théâtral' vrai, un théâtral figuratif (qui se rapproche le plus possible du dire et du parler humains, donc des spectateurs). Tout comme la peinture ou la gravure sont capables de reproduire parfaitement une illusion de réel (à l'exemple de la fameuse chimère de Zeuxis), par la technique du trompe-l'œil, le théâtre doit se donner sur un mode hyper-réaliste afin de créer une hyper-illusion qui trompe le Spectateur en ce qu'il n'ait pas l'impression d'être au Théâtre mais au contraire dans le réel, le théâtral devant rester masqué, imperceptible. Pour ce faire, il est primordial que se renouvelle complètement le jeu de l'acteur, afin de régénérer le 'théâtral' de l'intérieur (le sortir du 'fictionnel', de l'onirisme ou du fantastique, de l'univers du roman ou du conte, apporté par un art de l'acteur trop étudié) pour ensuite pouvoir modifier la réception de ce nouveau théâtral, c'est-à-dire les mentalités, les préjugés, les habitudes, les schémas enracinés dans l'esprit du Spectateur (le théâtral s'éduque). Riccoboni redéfinit donc le 'théâtral', tel qu'on le connaissait alors sur la scène, par le biais du jeu du comédien, comme contraire, fondamentalement, à toute idée de distanciation entre l'action de l'acteur (ce que donne à voir la Scène, le 'faire'), et le regard du public, sur la manière dont apparaît cette action (la réception, le 'voir'). De la suppression de l'écart entre ceux qui agissent et ceux qui voient, entre scène du théâtre et théâtre du monde naîtrait, paradoxalement un 'théâtral' pur, théâtral qui serait alors moins 'baroque' (dans le sens de 'bizarrerie choquante') que 'baroquerie' (jeu entre apparence et essence) dans la mesure où il se mettrait constamment en scène tout en niant sa propre réalité de théâtre. Le « théâtral » (l'essence du théâtre) s'oppose ainsi de plus en plus à l'idée de « théâtralisé », à la « théâtralité », au XVIIIe siècle, quand bien même la mise en scène (l'artificiel, l'illusion) est intrinsèquement liée à la Comédie.
La réflexion sur l'art théâtral et sur l'enceinte théâtrale (place, disposition des spectateurs) se développant avec intensité, au cours du XVIIIe siècle, on en vient à prôner le rejet du public hors du champ de la Scène, son effacement partiel (police instaurée dans les théâtres parisiens afin de discipliner les spectateurs et leur imposer le silence). Il s'agit de redonner un sens à chaque catégorie, à chaque espace constitutif du théâtre. On aboutit ainsi à l'élargissement de la distance entre public et acteurs, d'un point de vue spatial (paradoxalement, l'illusion n'en est que plus forte, toute tentation de l'acteur, à vouloir nouer un dialogue avec la salle étant proscrite, écartée) tout en rapprochant du mieux que l'on peut, la représentation du réel, l'acteur du spectateur.
Le 'Théâtral' (ce qui est par nature le théâtre) déborde ainsi la simple sphère de la Comédie : le 'Pictural' est aussi emblématique du 'Théâtral', que peut l'être le 'Scénique'. La gravure permet de représenter le Théâtre mais aussi de se représenter le 'Théâtral' (par l'interprétation de l'image). Toutefois, le 'Théâtral', ce n'est pas non plus uniquement le jeu du comédien, la mise en scène, le plateau proprement dit. Cette notion inclut en son sein, sous l'Ancien Régime, le Spectateur, lequel a une fonction analogue à celle de l'Acteur, étant tout autant actif et dynamique que celui-ci. Ainsi non seulement la Scène a un impact dans la Salle mais aussi la Salle a un effet sur la Scène. Le 'Théâtral' est fondamentalement 'interactivité' : il nécessite la présence d'un regard, et surtout un jeu, un dialogue avec celui-ci. Le 'théâtral', notion complexe, ambiguë, protéiforme, est, aux XVIIe et XVIIIe siècles à l'image même de ce à quoi il fait constamment allusion : l'Illusion bien évidemment.
NOTES
1. Abbé d'Aubignac, La Pratique du Théâtre, Paris, chez l'auteur, 1657, p. 82.
2. Lettre à d'Alembert sur les spectacles, éd. M. Buffat, Paris, Flammarion, 2003, p. 132 : « Qu'est-ce que la profession du comédien ? Un métier par lequel il se donne en représentation pour de l'argent, se soumet aux ignominies et aux affronts qu'on achète le droit de lui faire, et met publiquement sa personne en vente. J'adjure tout homme sincère de dire s'il ne sent pas au fond de son âme qu'il y a dans ce trafic de soi-même quelque chose de servile et de bas. »
3. Pratique du Théâtre, pp. 79-80.
4. Voir : Œuvres de Racine, Paris, Le Breton, 1760.
5. Il n'existe pas à l'Académie Royale de peinture une section dévouée à la gravure. Les portraitistes sont quant à eux en nombre limités et leur entrée au sein de la prestigieuse institution dépend avant tout de leur habileté à créer une scène historique (combat, couronnement…).
6. Voir par exemple la célèbre gravure représentant l'Hôtel de Bourgogne attribuée à Bosse, de même que celle de Gravelot représentant le Théâtre Français p. 1, ou 'La Comédie-Française avant 1759', gravure d'après Charles Coypel.
7. Correspondance avec Mme Riccoboni : « On parlait un jour en sa présence de la pantomime, et il soutenait que, même séparée du discours, il n'y avait aucun effet qu'on n'en pût attendre. On le contredit, il s'échauffe ; poussé à bout, il dit à ses contradicteurs en prenant un coussin : « Messieurs, je suis le père de cet enfant. » Ensuite il ouvre une fenêtre, il prend son coussin, il le saute et le baise, il le caresse et se met à imiter toute la niaiserie d'un père qui s'amuse avec son enfant ; mais il vint un instant où le coussin, ou plutôt l'enfant, lui échappa des mains et tomba par la fenêtre. Alors Garrick se mit à pantomimer le désespoir du père. Les spectateurs en conçurent des mouvements de consternation et de frayeur si violents que la plupart ne purent les supporter et se retirèrent. Croyez-vous qu'alors Garrick songeait si on le voyait de face ou de côté ; si son action était décente ou ne l'était pas ; si son geste était compassé, ses mouvements cadencés ? Vos règles vous ont faits de bois, et à mesure qu'on les multiplie, on vous automatise. » Cf. Sticotti, Garrick ou les acteurs anglais, Paris, Lacombe, 1769, p. 80, à propos de cette attitude guindée des acteurs français : « ... il demeure tranquille sur la même ligne, les bras posés gracieusement ; sans remuer un doigt, il remplit la scène de feu & de variété, il déploie dans cette posture, presque immobile, tous les changements de passion ... ».
8. Alors que les débats relatifs à l'architecture théâtrale s'intensifient, Mercier évoque les conditions de représentation encore difficiles pour les gens du parterre : « Quoi de plus indécent & de plus cruel que ce Parterre étroit, toujours tumultueux, où au moindre choc on tombe les uns sur les autres, & qui devient insupportable & très pernicieux à la santé pendant les chaleurs d'été. » (Du Théâtre ou Nouvel essai sur l'art dramatique ; réed. Slatkine reprints, Genève, 1970, « Des Comédiens », p. 348).
9. Cf. Abbé d'Aubignac, édition citée: « icy les representations sont incessamment troublées par de jeunes débauchez, qui n'y vont que pour signaler leur insolence, qui mettent l'effroy par tout, et qui souvent y commettent des meurtres. Ajoûtez que les sieges des spectateurs estoient autresfois si bien ordonnez, que chacun estoit placé commodément, et que l'on ne pouvoit faire aucun desordre pour changer de place ; au lieu que maintenant les galleries, et le parterre sont tres-incommodes, la pluspart des loges estant trop éloignées et mal situées, et le parterre n'ayant aucune élevation, ni aucun siege : si bien que la seureté n'y estant point, les gens d'honneur ne s'y veulent pas exposer aux filoux, les dames craignent d'y voir des épées nuës, et beaucoup de personnes n'en peuvent souffrir l'incommodité : ainsi le theatre estant peu frequenté des honnestes gens, il demeure décredité comme un simple bâtelage, et non pas estimé comme un divertissement honneste. »
10. Barbier, Chroniques de la Régence et du règne de Louis XV ou Journal de Barbier, Paris, Charpentier, 1857, tome 7, p. 161-62.
11. Diderot avait désiré ardemment que les spectateurs soient relégués au sein de l'orchestre. Il en va de même pour Lekain par exemple qui évoque, dans un court écrit « toutes ces figures accessoires qui, par leurs propos familiers et leurs postures indécentes, ne peuvent que causer des distractions qui font toujours disparaître la scène et l'acteur. » (Lekain, Mémoires ; (in) Collection des mémoires sur l'art dramatique, vol. XIV, Paris, Ledoux, 1825 ; réed. Genève, Slatkine reprints, 1968, p. 140).
12. Cf. au témoignage d'une actrice anglaise, rapporté par Voltaire : « Un des plus grands obstacles qui s'opposent, sur notre théâtre, à toute action grande et pathétique, est la foule des spectateurs confondus sur la scène avec les acteurs : cette indécence se fit sentir particulièrement à la première représentation de Sémiramis. La principale actrice de Londres, qui était présente à ce spectacle, ne revenait point de son étonnement ; elle ne pouvait concevoir comment il y avait des hommes assez ennemis de leurs plaisirs pour gâter ainsi le spectacle sans en jouir. Cet abus a été corrigé dans la suite aux représentations de Sémiramis, et il pourrait aisément être supprimé pour jamais. » (Théâtre de Voltaire, Paris, Furne, 1861, p. 505-06).
13. Claude-Joseph Dorat, La Déclamation théâtrale, Paris, S. Jorry, 1766, p. 49-50.
14. Voir La Scène en contrechamp, Paris, Honoré Champion, 2005.
15. Sainte-Albine, Le Comédien, Paris, Vincent, Desaint et Saillant, 1747, p. 190.
16. Prince Charles-Joseph de Ligne, Lettres à Eugénie, Paris, s.n., 1774, p. 4-5.
17. Denis Diderot, Paradoxe sur le comédien, Paris, Flammarion, 2000.
18. Voir Pierre Frantz, L'Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1998.
19. Louis Riccoboni, Pensées sur la déclamation, 1738 ; (in) Sept Traités sur le jeu du comédien de l'action oratoire à l'art dramatique 1657-1750, Paris, Honoré Champion, p. 464.
20. Marmontel montre que l'affectation des comédiens fut de plus en plus forte à partir du XVIIe siècle : « pour éviter la bassesse on se jeta dans l'emphase. Le merveilleux séduit & entraîne la multitude ; on se plut à croire que les héros devaient chanter en parlant ; on n'avait vu jusqu'alors sur la scène qu'un naturel inculte & bas, on applaudit avec transport à un artifice brillant & noble ». (Éléments de Littérature, Paris, Firmin & Didot frères, édition de 1846, p. 381).
21. Pensées sur la déclamation ; (in) Sept Traités sur le jeu du comédien, p. 462-63.
2. Lettre à d'Alembert sur les spectacles, éd. M. Buffat, Paris, Flammarion, 2003, p. 132 : « Qu'est-ce que la profession du comédien ? Un métier par lequel il se donne en représentation pour de l'argent, se soumet aux ignominies et aux affronts qu'on achète le droit de lui faire, et met publiquement sa personne en vente. J'adjure tout homme sincère de dire s'il ne sent pas au fond de son âme qu'il y a dans ce trafic de soi-même quelque chose de servile et de bas. »
3. Pratique du Théâtre, pp. 79-80.
4. Voir : Œuvres de Racine, Paris, Le Breton, 1760.
5. Il n'existe pas à l'Académie Royale de peinture une section dévouée à la gravure. Les portraitistes sont quant à eux en nombre limités et leur entrée au sein de la prestigieuse institution dépend avant tout de leur habileté à créer une scène historique (combat, couronnement…).
6. Voir par exemple la célèbre gravure représentant l'Hôtel de Bourgogne attribuée à Bosse, de même que celle de Gravelot représentant le Théâtre Français p. 1, ou 'La Comédie-Française avant 1759', gravure d'après Charles Coypel.
7. Correspondance avec Mme Riccoboni : « On parlait un jour en sa présence de la pantomime, et il soutenait que, même séparée du discours, il n'y avait aucun effet qu'on n'en pût attendre. On le contredit, il s'échauffe ; poussé à bout, il dit à ses contradicteurs en prenant un coussin : « Messieurs, je suis le père de cet enfant. » Ensuite il ouvre une fenêtre, il prend son coussin, il le saute et le baise, il le caresse et se met à imiter toute la niaiserie d'un père qui s'amuse avec son enfant ; mais il vint un instant où le coussin, ou plutôt l'enfant, lui échappa des mains et tomba par la fenêtre. Alors Garrick se mit à pantomimer le désespoir du père. Les spectateurs en conçurent des mouvements de consternation et de frayeur si violents que la plupart ne purent les supporter et se retirèrent. Croyez-vous qu'alors Garrick songeait si on le voyait de face ou de côté ; si son action était décente ou ne l'était pas ; si son geste était compassé, ses mouvements cadencés ? Vos règles vous ont faits de bois, et à mesure qu'on les multiplie, on vous automatise. » Cf. Sticotti, Garrick ou les acteurs anglais, Paris, Lacombe, 1769, p. 80, à propos de cette attitude guindée des acteurs français : « ... il demeure tranquille sur la même ligne, les bras posés gracieusement ; sans remuer un doigt, il remplit la scène de feu & de variété, il déploie dans cette posture, presque immobile, tous les changements de passion ... ».
8. Alors que les débats relatifs à l'architecture théâtrale s'intensifient, Mercier évoque les conditions de représentation encore difficiles pour les gens du parterre : « Quoi de plus indécent & de plus cruel que ce Parterre étroit, toujours tumultueux, où au moindre choc on tombe les uns sur les autres, & qui devient insupportable & très pernicieux à la santé pendant les chaleurs d'été. » (Du Théâtre ou Nouvel essai sur l'art dramatique ; réed. Slatkine reprints, Genève, 1970, « Des Comédiens », p. 348).
9. Cf. Abbé d'Aubignac, édition citée: « icy les representations sont incessamment troublées par de jeunes débauchez, qui n'y vont que pour signaler leur insolence, qui mettent l'effroy par tout, et qui souvent y commettent des meurtres. Ajoûtez que les sieges des spectateurs estoient autresfois si bien ordonnez, que chacun estoit placé commodément, et que l'on ne pouvoit faire aucun desordre pour changer de place ; au lieu que maintenant les galleries, et le parterre sont tres-incommodes, la pluspart des loges estant trop éloignées et mal situées, et le parterre n'ayant aucune élevation, ni aucun siege : si bien que la seureté n'y estant point, les gens d'honneur ne s'y veulent pas exposer aux filoux, les dames craignent d'y voir des épées nuës, et beaucoup de personnes n'en peuvent souffrir l'incommodité : ainsi le theatre estant peu frequenté des honnestes gens, il demeure décredité comme un simple bâtelage, et non pas estimé comme un divertissement honneste. »
10. Barbier, Chroniques de la Régence et du règne de Louis XV ou Journal de Barbier, Paris, Charpentier, 1857, tome 7, p. 161-62.
11. Diderot avait désiré ardemment que les spectateurs soient relégués au sein de l'orchestre. Il en va de même pour Lekain par exemple qui évoque, dans un court écrit « toutes ces figures accessoires qui, par leurs propos familiers et leurs postures indécentes, ne peuvent que causer des distractions qui font toujours disparaître la scène et l'acteur. » (Lekain, Mémoires ; (in) Collection des mémoires sur l'art dramatique, vol. XIV, Paris, Ledoux, 1825 ; réed. Genève, Slatkine reprints, 1968, p. 140).
12. Cf. au témoignage d'une actrice anglaise, rapporté par Voltaire : « Un des plus grands obstacles qui s'opposent, sur notre théâtre, à toute action grande et pathétique, est la foule des spectateurs confondus sur la scène avec les acteurs : cette indécence se fit sentir particulièrement à la première représentation de Sémiramis. La principale actrice de Londres, qui était présente à ce spectacle, ne revenait point de son étonnement ; elle ne pouvait concevoir comment il y avait des hommes assez ennemis de leurs plaisirs pour gâter ainsi le spectacle sans en jouir. Cet abus a été corrigé dans la suite aux représentations de Sémiramis, et il pourrait aisément être supprimé pour jamais. » (Théâtre de Voltaire, Paris, Furne, 1861, p. 505-06).
13. Claude-Joseph Dorat, La Déclamation théâtrale, Paris, S. Jorry, 1766, p. 49-50.
14. Voir La Scène en contrechamp, Paris, Honoré Champion, 2005.
15. Sainte-Albine, Le Comédien, Paris, Vincent, Desaint et Saillant, 1747, p. 190.
16. Prince Charles-Joseph de Ligne, Lettres à Eugénie, Paris, s.n., 1774, p. 4-5.
17. Denis Diderot, Paradoxe sur le comédien, Paris, Flammarion, 2000.
18. Voir Pierre Frantz, L'Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1998.
19. Louis Riccoboni, Pensées sur la déclamation, 1738 ; (in) Sept Traités sur le jeu du comédien de l'action oratoire à l'art dramatique 1657-1750, Paris, Honoré Champion, p. 464.
20. Marmontel montre que l'affectation des comédiens fut de plus en plus forte à partir du XVIIe siècle : « pour éviter la bassesse on se jeta dans l'emphase. Le merveilleux séduit & entraîne la multitude ; on se plut à croire que les héros devaient chanter en parlant ; on n'avait vu jusqu'alors sur la scène qu'un naturel inculte & bas, on applaudit avec transport à un artifice brillant & noble ». (Éléments de Littérature, Paris, Firmin & Didot frères, édition de 1846, p. 381).
21. Pensées sur la déclamation ; (in) Sept Traités sur le jeu du comédien, p. 462-63.