Ce colloque a été organisé par Beya Dhraïef (Paris 3, EA 174/Lettres 18), Éric Négrel (Paris 3, EA 174/Lettres 18 & CNRS, UMR 5611 LIRE) et Jennifer Ruimi (Paris 3, EA 174/Lettres 18), au sein de l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, dans le cadre de deux laboratoires, « Formes et idées de la Renaissance aux Lumières » (EA 174) et le LECEMO (« Les cultures de l’Europe méditerranéenne occidentale », EA 3979), en partenariat avec l’Institut de Recherche en Études Théâtrales (IRET, EA 3959), et avec le soutien de l’UMR 5611 LIRE du CNRS et de la Société française d’étude du XVIIIe siècle (SFEDS). Il s’est déroulé dans les locaux de l’Université Paris 3 et à la Maison de l’Italie de la Cité internationale universitaire. Il s’était fixé pour programme :
« ″Tout le monde est charlatan. Les écoles, les académies, les compagnies les plus graves ressemblent à l’apothicaire Arnoud″. Lorsque Voltaire fait cette remarque, en 1768, cela fait un siècle que le mot charlatan a revêtu les sens figurés de « trompeur », « imposteur », tout en conservant son sens initial qui renvoie à une pratique non académique de la médecine. Dans les dictionnaires du XVIIe siècle, deux traits sémantiques précisent la compréhension médicale du terme et contribuent à en délimiter son extension figurée : le jeu scénique et la parole artificieuse. Cette double caractérisation rattache le charlatan ― faux médecin ou imposteur ― au monde du théâtre et à la performance du comédien. Notre colloque souhaite analyser, suivant une approche pluridisciplinaire, la figure historique du charlatan et ses diverses représentations dans la littérature européenne, dans la production théâtrale, dans les discours de savoir et les arts visuels, du XVIe siècle à la Révolution.
Les liens entre pratique médicale empirique et arts du spectacle se resserrent de façon équivoque dans l’Italie du Cinquecento, avec la naissance et le développement d’un théâtre moderne marqué par la professionnalisation des comédiens et la mercantilisation du spectacle. Les rapports d’émulation et de rivalité entre comédiens dell’arte et saltimbanques, les échanges et la concurrence entre ces deux domaines d’activité marquent les différentes aires culturelles européennes où s’exporte le théâtre professionnel italien et où s’adapte le nouveau modèle socio-économique qu’il promeut.
Réunissant hispanistes, italianistes, anglicistes, comparatistes et francisants, spécialistes du théâtre, historiens et musicologues, historiens de l’art, de la médecine et du droit, ce colloque entend cerner la réalité ambivalente du charlatan, les conditions d’exercice de ce métier en marge des institutions, les rapports étroits qu’il noue entre médecine empirique et théâtralité, la façon, enfin, dont la notion mouvante qu’il recouvre innerve les arts de la scène et nourrit la littérature dramatique de l’Europe moderne. »
Les trois journées de travail ont confirmé la pertinence de ce projet en dépliant ses implications et en permettant d’y voir plus clair sur un phénomène complexe. On a eu en effet plusieurs colloques en un et ses ramifications articulées l’ont rendu passionnant. Les trois organisateurs de Paris 3, en étroite collaboration avec Constance Jori qui a œuvré à son élargissement vers l’Italie et avec Hélène Tropé qui a aidé à l’ouvrir sur l’Espagne, ont tous les trois pris pour objet de leurs recherches personnelles les liens des textes littéraires avec la réalité sociale et culturelle, ils ont dégagé l’aptitude des œuvres littéraires à saisir et à faire partager une expérience : Jennifer Ruimi examine les textes et les pratiques de la parade mondaine, Beya Dhraïef s’interroge sur la crise morale à laquelle participe le « cynisme » de la comédie du premier XVIIIe siècle et Éric Négrel met en rapport les rites et les traditions du carnaval avec leur inscription dans les comédies au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles.
Ce colloque a suivi une démarche voisine. D’un côté ont été montrés les charlatans professionnels de la médecine. Cette profession et le mot qui la désigne se révèlent d’une grande complexité. Le mot fonctionne en effet en même temps comme un terme de polémique qui le déprécie et le réduit à une imposture. C’est alors un terme d’injure qui renverse la modalité voulue par les acteurs et la rabaisse du sérieux au fictif et, dans ses valeurs burlesques, il est disponible pour d’autres situations. Ce renversement (dont on trouverait aujourd’hui encore bien des exemples) est d’autant plus tentant et pratiqué que le charlatan, dans ses soins, recourt à des formes publicitaires et divertissantes au sein de mises en scène théâtrale de sa parole et de sa compétence. Le charlatan se veut aussi acteur, il fait de son activité un spectacle, il monte sur les planches et recourt à des acolytes comiques ou emprunte à leur art.
Ce processus spectaculaire sert de pivot à la deuxième branche du colloque qui examine comment le théâtre, ses auteurs, ses troupes, les spectateurs, s’emparent de la situation du charlatan, de son personnage, de sa scène publique. Une telle représentation d’un phénomène théâtral fait donc de la théâtralité quelque chose de vivant et la méta-théâtralité conjoint une interrogation sur le théâtre à une réflexion sur les modalités de l’action et de l’identité. En retour, cette exploration du domaine dramatique éclaire le recours à des formes d’art et de littérature par les charlatans de la vie, les soignants, et par conséquent par leurs clients.
Les spécialistes travaillant dans des champs disciplinaires très différents ont pu faire apparaître les différentes incarnations du charlatan et leurs relations. Le processus du colloque a permis aussi de saisir deux extensions supplémentaires de son objet : l’une est géographique et l’autre historique – allant du Moyen Âge à la seconde modernité, de l’Angleterre à l’Espagne et l’Italie, autour de la France et ses régions. Cette double profondeur de champ se manifeste dans les significations différentes du terme charlatan, selon les lieux et les langues, et dans l’ensemble des synonymes et des antonymes, des mots voisins et rivaux qui le délimitent et le laissent voir aussi en creux. Les dates et les lexiques multiplient ainsi la figure du charlatan.
Ce que le colloque a mis à jour nous est à la fois étranger et familier. Étranger parce que le mot charlatan a perdu sa densité sémantique et a basculé tout entier dans le sens de l’imposture et du bagout comique. Familier et précieux parce qu’il aide à saisir dans son unité provocante des phénomènes impliquant aujourd’hui d’autres media ou s’exerçant dans d’autres domaines. En devenant spectacle télévisuel et images pour magazines qui servent de support à la publicité, en jouant sur ses grands praticiens et tout un vocabulaire métaphorique, comme l’œnologie, le cuisinier est devenu un équivalent moderne du charlatan ancien : la cuisine est bien réelle dans ses produits succulents mais bien fictive dans sa mise en scène et son langage, avec ses vedettes et son public prêt à payer le prix fort. Toute l’industrie du luxe fonctionne de la même façon. Tout ce qu’on appelait les maladies de l’âme, les troubles psychiques et mentaux, parce qu’ils sont plus faciles à décrire qu’à soigner, se prêtent à la même configuration de revendication, de théâtre et d’accusations en escroquerie que les anciens charlatans. Ce colloque nous fournit en quelque sorte une expérience avec son histoire, ses concepts, ses images, ses termes, sa littérature, celle des prospectus comme celle des pièces de théâtre ou des légendes de gravures, qui nous aide à comprendre ce que nous vivons.
Jean Paul Sermain
« ″Tout le monde est charlatan. Les écoles, les académies, les compagnies les plus graves ressemblent à l’apothicaire Arnoud″. Lorsque Voltaire fait cette remarque, en 1768, cela fait un siècle que le mot charlatan a revêtu les sens figurés de « trompeur », « imposteur », tout en conservant son sens initial qui renvoie à une pratique non académique de la médecine. Dans les dictionnaires du XVIIe siècle, deux traits sémantiques précisent la compréhension médicale du terme et contribuent à en délimiter son extension figurée : le jeu scénique et la parole artificieuse. Cette double caractérisation rattache le charlatan ― faux médecin ou imposteur ― au monde du théâtre et à la performance du comédien. Notre colloque souhaite analyser, suivant une approche pluridisciplinaire, la figure historique du charlatan et ses diverses représentations dans la littérature européenne, dans la production théâtrale, dans les discours de savoir et les arts visuels, du XVIe siècle à la Révolution.
Les liens entre pratique médicale empirique et arts du spectacle se resserrent de façon équivoque dans l’Italie du Cinquecento, avec la naissance et le développement d’un théâtre moderne marqué par la professionnalisation des comédiens et la mercantilisation du spectacle. Les rapports d’émulation et de rivalité entre comédiens dell’arte et saltimbanques, les échanges et la concurrence entre ces deux domaines d’activité marquent les différentes aires culturelles européennes où s’exporte le théâtre professionnel italien et où s’adapte le nouveau modèle socio-économique qu’il promeut.
Réunissant hispanistes, italianistes, anglicistes, comparatistes et francisants, spécialistes du théâtre, historiens et musicologues, historiens de l’art, de la médecine et du droit, ce colloque entend cerner la réalité ambivalente du charlatan, les conditions d’exercice de ce métier en marge des institutions, les rapports étroits qu’il noue entre médecine empirique et théâtralité, la façon, enfin, dont la notion mouvante qu’il recouvre innerve les arts de la scène et nourrit la littérature dramatique de l’Europe moderne. »
Les trois journées de travail ont confirmé la pertinence de ce projet en dépliant ses implications et en permettant d’y voir plus clair sur un phénomène complexe. On a eu en effet plusieurs colloques en un et ses ramifications articulées l’ont rendu passionnant. Les trois organisateurs de Paris 3, en étroite collaboration avec Constance Jori qui a œuvré à son élargissement vers l’Italie et avec Hélène Tropé qui a aidé à l’ouvrir sur l’Espagne, ont tous les trois pris pour objet de leurs recherches personnelles les liens des textes littéraires avec la réalité sociale et culturelle, ils ont dégagé l’aptitude des œuvres littéraires à saisir et à faire partager une expérience : Jennifer Ruimi examine les textes et les pratiques de la parade mondaine, Beya Dhraïef s’interroge sur la crise morale à laquelle participe le « cynisme » de la comédie du premier XVIIIe siècle et Éric Négrel met en rapport les rites et les traditions du carnaval avec leur inscription dans les comédies au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles.
Ce colloque a suivi une démarche voisine. D’un côté ont été montrés les charlatans professionnels de la médecine. Cette profession et le mot qui la désigne se révèlent d’une grande complexité. Le mot fonctionne en effet en même temps comme un terme de polémique qui le déprécie et le réduit à une imposture. C’est alors un terme d’injure qui renverse la modalité voulue par les acteurs et la rabaisse du sérieux au fictif et, dans ses valeurs burlesques, il est disponible pour d’autres situations. Ce renversement (dont on trouverait aujourd’hui encore bien des exemples) est d’autant plus tentant et pratiqué que le charlatan, dans ses soins, recourt à des formes publicitaires et divertissantes au sein de mises en scène théâtrale de sa parole et de sa compétence. Le charlatan se veut aussi acteur, il fait de son activité un spectacle, il monte sur les planches et recourt à des acolytes comiques ou emprunte à leur art.
Ce processus spectaculaire sert de pivot à la deuxième branche du colloque qui examine comment le théâtre, ses auteurs, ses troupes, les spectateurs, s’emparent de la situation du charlatan, de son personnage, de sa scène publique. Une telle représentation d’un phénomène théâtral fait donc de la théâtralité quelque chose de vivant et la méta-théâtralité conjoint une interrogation sur le théâtre à une réflexion sur les modalités de l’action et de l’identité. En retour, cette exploration du domaine dramatique éclaire le recours à des formes d’art et de littérature par les charlatans de la vie, les soignants, et par conséquent par leurs clients.
Les spécialistes travaillant dans des champs disciplinaires très différents ont pu faire apparaître les différentes incarnations du charlatan et leurs relations. Le processus du colloque a permis aussi de saisir deux extensions supplémentaires de son objet : l’une est géographique et l’autre historique – allant du Moyen Âge à la seconde modernité, de l’Angleterre à l’Espagne et l’Italie, autour de la France et ses régions. Cette double profondeur de champ se manifeste dans les significations différentes du terme charlatan, selon les lieux et les langues, et dans l’ensemble des synonymes et des antonymes, des mots voisins et rivaux qui le délimitent et le laissent voir aussi en creux. Les dates et les lexiques multiplient ainsi la figure du charlatan.
Ce que le colloque a mis à jour nous est à la fois étranger et familier. Étranger parce que le mot charlatan a perdu sa densité sémantique et a basculé tout entier dans le sens de l’imposture et du bagout comique. Familier et précieux parce qu’il aide à saisir dans son unité provocante des phénomènes impliquant aujourd’hui d’autres media ou s’exerçant dans d’autres domaines. En devenant spectacle télévisuel et images pour magazines qui servent de support à la publicité, en jouant sur ses grands praticiens et tout un vocabulaire métaphorique, comme l’œnologie, le cuisinier est devenu un équivalent moderne du charlatan ancien : la cuisine est bien réelle dans ses produits succulents mais bien fictive dans sa mise en scène et son langage, avec ses vedettes et son public prêt à payer le prix fort. Toute l’industrie du luxe fonctionne de la même façon. Tout ce qu’on appelait les maladies de l’âme, les troubles psychiques et mentaux, parce qu’ils sont plus faciles à décrire qu’à soigner, se prêtent à la même configuration de revendication, de théâtre et d’accusations en escroquerie que les anciens charlatans. Ce colloque nous fournit en quelque sorte une expérience avec son histoire, ses concepts, ses images, ses termes, sa littérature, celle des prospectus comme celle des pièces de théâtre ou des légendes de gravures, qui nous aide à comprendre ce que nous vivons.
Jean Paul Sermain