Injouable, irreprésentable, infaisable, impossible… : autant de qualificatifs auxquels on a fréquemment recours pour exprimer l’inadéquation d’un objet (un texte, un motif, une idée) avec la scène de théâtre — du moins la scène telle qu’on se la représente.
L’ambition du présent volume de Fabula LhT est de réfléchir aux conditions du théâtre en s’émancipant des notions de « possible » et de « représentable »[1], au bénéfice d’un autre concept dont la théorisation reste à entreprendre : le théâtralisable. Serait théâtralisable l’ensemble des objets (textes, discours, images, événements, etc.) qui intéressent le théâtre tel qu’un individu ou une époque peut se le représenter, soit : les objets estimés adéquats, susceptibles de produire des effets réussis dans un certain type de lieu théâtral et face à un certain type de public. Le théâtralisable concerne donc aussi bien la production que le déroulement et la réception de la représentation théâtrale : d’une époque à une autre de l’histoire du mode dramatique, il se confond avec ce qui, au théâtre, est reconnu comme étant faisable (techniquement), jouable (physiquement), abordable (économiquement), appropriable (artistiquement), appréciable (esthétiquement), recevable (socialement), tolérable (moralement), convenable (religieusement), acceptable (politiquement) et légal (juridiquement).
Le théâtralisable est donc non seulement fluctuant dans la diachronie (certains aspects du théâtralisable semblent durables, d’autres éphémères), mais également hétéroclite dans la synchronie (certains de ses aspects semblent répandus, d’autres circonscrits). À large échelle, il existerait ainsi seulement des objets difficilement théâtralisables mais aucun objet non théâtralisable, tout comme il existerait seulement des objets facilement théâtralisables mais aucun objet totalement théâtralisable.
Ainsi pensé, le théâtralisable n’est pas ce qui viendrait de l’extérieur autoriser ou interdire la création d’une représentation théâtrale : ce sont bien plutôt les représentations qui tendent à infléchir les conditions du théâtre en actualisant celles qu’elles reconnaissent. Le théâtralisable agit sur le théâtralisé (en ce sens, le théâtralisable précède les œuvres théâtrales) en même temps que le théâtralisé agit sur le théâtralisable (en ce sens, les œuvres précèdent le théâtralisable). Il concerne l’histoire du théâtre et son écriture, mais aussi les théories du théâtre et ses poétiques.
Si le concept ainsi forgé s’avère susceptible de remplacer la question de l’impossible (et du possible) par celle de l’(in)adéquation avec le théâtre tel qu’on se le représente, c’est pour proposer finalement avec le théâtralisable et le théâtralisé un couple de notions susceptible de déposer les présupposés ontologiques de la notion de « Théâtralité » (ou d’« essence du théâtre »).
Les propositions de communication – idéalement transhistoriques – pourront explorer les pistes suivantes :
- Quels sont les acteurs (impliqués dans la production, le déroulement ou la réception des œuvres) qui dessinent les contours du théâtralisable ? Quel rôle y jouent le théâtralisé (qu’il y ait ou non une querelle – p. ex. Le Cid, le nô en Europe, Blasted de Sarah Kane) et le non théâtralisé (p. ex. Cromwell) ? Par ailleurs, sur quels aspects concrets de la création théâtrale le théâtralisable agit-il, notamment dans la réalisation de matériaux destinés à la scène (des textes, des improvisations, des films, des décors, des costumes…) et dans la sélection de matériaux déjà existants en vue d’une mise en scène ?
- Dans quelle mesure le théâtralisable est-il un outil pour l’historien ? Permet-il d’étudier (voire de caractériser) un genre (p. ex. la tragédie classique), un lieu (p. ex. le théâtre du Berliner Ensemble), une époque (p. ex. la Restauration), un auteur (p. ex. Diderot), un metteur en scène (et ses avatars ou associés, p. ex. Antoine), une troupe ou compagnie (p. ex. Tg STAN), des publics (p. ex. ceux du Théâtre de la foire) ? Est-ce un outil pertinent pour tous les lieux et tous les temps (sur tous les continents, de l’Antiquité au monde contemporain) ?
- Le théâtralisable appellerait-il l’écriture d’une autre histoire du théâtre, ou les historiens écrivent-ils déjà l’histoire du théâtre en fonction de l’idée qu’ils se font eux-mêmes du théâtralisable (si oui : est-ce à partir du théâtralisé qui leur est contemporain ? celui-ci exerce-t-il alors une influence rétrospective sur la compréhension des spectacles du passé) ? Dans quelle mesure cette autre histoire du théâtre tiendrait-elle compte des textes non prévus pour la scène (par exemple le théâtre à lire) mais entrant en écho avec certaines dimensions ou aspects du théâtralisable ? Dans quelle mesure l’histoire du théâtralisable (du facilement et du difficilement théâtralisable, par exemple des textes classiques, des fantômes, des régicides, de l’adultère, de l’intériorité, etc., à différentes époques et en différents lieux, pour telle institution, tel groupe ou tel individu) entrerait-elle en écho avec d’une part l’histoire littéraire et d’autre part l’histoire des spectacles ?
- Les aspects techniques, physiques, économiques, artistiques, esthétiques, sociaux, moraux, religieux, politiques et juridiques suffisent-ils à décrire le théâtralisable qui, s’il varie à la fois synchroniquement et diachroniquement, présente peut-être des caractéristiques particulièrement pérennes, voire des lois stables, ne serait-ce que parce qu’elles relèvent de contraintes biologiques (la durée du spectacle, son caractère mémorisable, etc.) ? Le théâtralisable partagerait-il ces lois avec le choréographiable ou le cinématographiable, par exemple ? Partagerait-il avec ces dernières notions ce qu’on pourrait appeler le montrable et le scénible ?
- Quels sont les précédents théoriques du théâtralisable ? Quel rapport, par exemple, entretient-il avec les notions classiques de bienséance ou de vraisemblance ? Quels seraient les théoriciens qui pourraient être invoqués avec pertinence pour le construire ? Peut-on en écrire la généalogie ?
Les propositions, de vingt à trente lignes environ, devront être adressées avant le 15 janvier 2016 aux adresses suivantes : laure.depretto@gmail.com et jeannelle@fabula.org. Elles seront évaluées de manière anonyme, conformément aux usages de la revue. La version définitive des textes sélectionnés sera à remettre au plus tard le 15 novembre 2016. Une journée d’étude pourra réunir les participants à l’Université de Lausanne au printemps 2017.
[1] En 2005 paraissait Impossibles théâtres (xixe-xxe siècles), beau volume collectif qui proposait d’affronter à travers plusieurs études de cas le « possible – ou l’impossible – théâtral ». Jean-François Louette, dans le texte introductif de l’ensemble, distinguait « trois visages de l’impossible » : « l’impossible de contrainte » (p. 9), d’ordre technique, social ou politique, « l’impossible par mimétisme […], d’ordre expressif ou référentiel » (p. 9) et un « impossible essentiel (ou métathéâtral ?) [,] en contradiction avec certaines données constitutives du théâtre » (p. 10). D’autres critiques abordent la question sous l’angle du « représentable ».
L’ambition du présent volume de Fabula LhT est de réfléchir aux conditions du théâtre en s’émancipant des notions de « possible » et de « représentable »[1], au bénéfice d’un autre concept dont la théorisation reste à entreprendre : le théâtralisable. Serait théâtralisable l’ensemble des objets (textes, discours, images, événements, etc.) qui intéressent le théâtre tel qu’un individu ou une époque peut se le représenter, soit : les objets estimés adéquats, susceptibles de produire des effets réussis dans un certain type de lieu théâtral et face à un certain type de public. Le théâtralisable concerne donc aussi bien la production que le déroulement et la réception de la représentation théâtrale : d’une époque à une autre de l’histoire du mode dramatique, il se confond avec ce qui, au théâtre, est reconnu comme étant faisable (techniquement), jouable (physiquement), abordable (économiquement), appropriable (artistiquement), appréciable (esthétiquement), recevable (socialement), tolérable (moralement), convenable (religieusement), acceptable (politiquement) et légal (juridiquement).
Le théâtralisable est donc non seulement fluctuant dans la diachronie (certains aspects du théâtralisable semblent durables, d’autres éphémères), mais également hétéroclite dans la synchronie (certains de ses aspects semblent répandus, d’autres circonscrits). À large échelle, il existerait ainsi seulement des objets difficilement théâtralisables mais aucun objet non théâtralisable, tout comme il existerait seulement des objets facilement théâtralisables mais aucun objet totalement théâtralisable.
Ainsi pensé, le théâtralisable n’est pas ce qui viendrait de l’extérieur autoriser ou interdire la création d’une représentation théâtrale : ce sont bien plutôt les représentations qui tendent à infléchir les conditions du théâtre en actualisant celles qu’elles reconnaissent. Le théâtralisable agit sur le théâtralisé (en ce sens, le théâtralisable précède les œuvres théâtrales) en même temps que le théâtralisé agit sur le théâtralisable (en ce sens, les œuvres précèdent le théâtralisable). Il concerne l’histoire du théâtre et son écriture, mais aussi les théories du théâtre et ses poétiques.
Si le concept ainsi forgé s’avère susceptible de remplacer la question de l’impossible (et du possible) par celle de l’(in)adéquation avec le théâtre tel qu’on se le représente, c’est pour proposer finalement avec le théâtralisable et le théâtralisé un couple de notions susceptible de déposer les présupposés ontologiques de la notion de « Théâtralité » (ou d’« essence du théâtre »).
Les propositions de communication – idéalement transhistoriques – pourront explorer les pistes suivantes :
- Quels sont les acteurs (impliqués dans la production, le déroulement ou la réception des œuvres) qui dessinent les contours du théâtralisable ? Quel rôle y jouent le théâtralisé (qu’il y ait ou non une querelle – p. ex. Le Cid, le nô en Europe, Blasted de Sarah Kane) et le non théâtralisé (p. ex. Cromwell) ? Par ailleurs, sur quels aspects concrets de la création théâtrale le théâtralisable agit-il, notamment dans la réalisation de matériaux destinés à la scène (des textes, des improvisations, des films, des décors, des costumes…) et dans la sélection de matériaux déjà existants en vue d’une mise en scène ?
- Dans quelle mesure le théâtralisable est-il un outil pour l’historien ? Permet-il d’étudier (voire de caractériser) un genre (p. ex. la tragédie classique), un lieu (p. ex. le théâtre du Berliner Ensemble), une époque (p. ex. la Restauration), un auteur (p. ex. Diderot), un metteur en scène (et ses avatars ou associés, p. ex. Antoine), une troupe ou compagnie (p. ex. Tg STAN), des publics (p. ex. ceux du Théâtre de la foire) ? Est-ce un outil pertinent pour tous les lieux et tous les temps (sur tous les continents, de l’Antiquité au monde contemporain) ?
- Le théâtralisable appellerait-il l’écriture d’une autre histoire du théâtre, ou les historiens écrivent-ils déjà l’histoire du théâtre en fonction de l’idée qu’ils se font eux-mêmes du théâtralisable (si oui : est-ce à partir du théâtralisé qui leur est contemporain ? celui-ci exerce-t-il alors une influence rétrospective sur la compréhension des spectacles du passé) ? Dans quelle mesure cette autre histoire du théâtre tiendrait-elle compte des textes non prévus pour la scène (par exemple le théâtre à lire) mais entrant en écho avec certaines dimensions ou aspects du théâtralisable ? Dans quelle mesure l’histoire du théâtralisable (du facilement et du difficilement théâtralisable, par exemple des textes classiques, des fantômes, des régicides, de l’adultère, de l’intériorité, etc., à différentes époques et en différents lieux, pour telle institution, tel groupe ou tel individu) entrerait-elle en écho avec d’une part l’histoire littéraire et d’autre part l’histoire des spectacles ?
- Les aspects techniques, physiques, économiques, artistiques, esthétiques, sociaux, moraux, religieux, politiques et juridiques suffisent-ils à décrire le théâtralisable qui, s’il varie à la fois synchroniquement et diachroniquement, présente peut-être des caractéristiques particulièrement pérennes, voire des lois stables, ne serait-ce que parce qu’elles relèvent de contraintes biologiques (la durée du spectacle, son caractère mémorisable, etc.) ? Le théâtralisable partagerait-il ces lois avec le choréographiable ou le cinématographiable, par exemple ? Partagerait-il avec ces dernières notions ce qu’on pourrait appeler le montrable et le scénible ?
- Quels sont les précédents théoriques du théâtralisable ? Quel rapport, par exemple, entretient-il avec les notions classiques de bienséance ou de vraisemblance ? Quels seraient les théoriciens qui pourraient être invoqués avec pertinence pour le construire ? Peut-on en écrire la généalogie ?
Les propositions, de vingt à trente lignes environ, devront être adressées avant le 15 janvier 2016 aux adresses suivantes : laure.depretto@gmail.com et jeannelle@fabula.org. Elles seront évaluées de manière anonyme, conformément aux usages de la revue. La version définitive des textes sélectionnés sera à remettre au plus tard le 15 novembre 2016. Une journée d’étude pourra réunir les participants à l’Université de Lausanne au printemps 2017.
[1] En 2005 paraissait Impossibles théâtres (xixe-xxe siècles), beau volume collectif qui proposait d’affronter à travers plusieurs études de cas le « possible – ou l’impossible – théâtral ». Jean-François Louette, dans le texte introductif de l’ensemble, distinguait « trois visages de l’impossible » : « l’impossible de contrainte » (p. 9), d’ordre technique, social ou politique, « l’impossible par mimétisme […], d’ordre expressif ou référentiel » (p. 9) et un « impossible essentiel (ou métathéâtral ?) [,] en contradiction avec certaines données constitutives du théâtre » (p. 10). D’autres critiques abordent la question sous l’angle du « représentable ».