Dans une page longtemps restée absente de la traduction française de son manifeste L’Acteur et la Surmarionnette, Edward Gordon Craig écrivait en 1907 :
[...] je pense que mon but sera plutôt de saisir quelque lointain éclat de cet esprit que nous appelons la Mort – de ramener de belles choses du monde imaginaire ; on dit qu’elles sont froides, ces choses mortes, je ne sais pas – elles semblent souvent plus chaudes et plus vivantes que ce qui s’affiche aux couleurs de la vie.
C’est pour donner à voir, sur la scène, « cette vie mystérieuse, joyeuse et superbement aboutie que l’on appelle la Mort » (1) qu’il propose de remplacer le comédien de chair et d’os par son double artificiel, la Surmarionnette, afin que l’art du théâtre commence de se rapprocher de sa splendeur originelle, perdue le jour où des actrices vivantes cherchèrent à imiter les figures animées des temples.
Près de soixante-dix ans plus tard, dans son propre manifeste du Théâtre de la mort, Tadeusz Kantor, entreprenant de renverser le mythe craiguien de la naissance de l’acteur, fait de ce dernier un être « habité par la mort » : « Les moyens et l’art de cet homme, l’ACTEUR [...], se rattachaient aussi à la MORT, à sa tragique et horrifique beauté. » (2) Le mannequin en compagnie duquel il fait entrer l’acteur vivant sur la scène a pour première fonction de nous rappeler que le théâtre prend sa source dans les territoires de la mort.
Il est étrange que deux des plus fortes affirmations de la scène théâtrale comme espace de création artistique, l’une antérieure, l’autre postérieure aux traumatismes de la première moitié du XXe siècle, associent aussi étroitement le théâtre à l’image de la mort et soulignent la beauté, l’expressivité de celle-ci. Et, plus encore, que le mouvement même de cette affirmation conduise l’homme de théâtre anglais aussi bien que le metteur en scène polonais à jouer sur le plateau du pouvoir de fascination qu’exercent les figures du double : idole précieuse, venue de l’Inde ou de l’Égypte anciennes pour le premier, simulacre dégradé, pauvre, terrible et presque blasphématoire, pour le second.
L’Institut International de la Marionnette se propose aujourd’hui de reprendre ces questions, à la lumière des recherches les plus récentes, pour mieux comprendre les rapports qu’entretient l’art du théâtre avec ces deux extrêmes de la marionnette, la Surmarionnette et le mannequin. Outre les échos qu’elles rencontrent dans la création contemporaine, une double actualité invite en effet à ressaisir ces interrogations :
- la première édition intégrale bilingue du Théâtre des fous, cycle de pièces pour marionnettes écrites par Edward Gordon Craig pendant la Première guerre mondiale, à partir des manuscrits conservés par l’Institut International de la Marionnette (parution : début 2012) ;
- le film documentaire 1 + 1 = 0 (Une très courte leçon) de Stéphane Nota et Marie Vayssière, à partir des documents audio-visuels réalisés lors du stage dirigé par Tadeusz Kantor, dans ce même Institut, pendant l’été 1988 (sortie : automne 2011).
Dans cette perspective, le colloque international Surmarionnettes et mannequins : Craig, Kantor et leurs héritages contemporains, organisé à Charleville-Mézières les 15-17 mars 2012, réunira chercheurs et artistes pour réfléchir aux différentes configurations esthétiques et symboliques par lesquelles la scène théâtrale, convoquant les effigies de l’humain (marionnettes, masques, mannequins, robots, etc.), redessine les relations entre la mort et la vie.
Trois axes seront abordés :
1) Surmarionnette et marionnette : Il s’agira de questionner les propositions de Craig tout en les confrontant à celles de Kantor et aux approches de la marionnette formulées par les avant-gardes théâtrales (par exemple chez Schlemmer). Le metteur en scène anglais n’a pas seulement lancé au théâtre, avec l’idée de Surmarionnette, l’une des plus grandes provocations et l’un des plus grands défis de son histoire, il s’est aussi passionné pour les marionnettes traditionnelles d’Europe ou d’Asie dont il a constitué une collection personnelle, pour leur techniques de construction et de manipulation, et il a rêvé de composer, entre 1916 et 1918, un cycle de 365 pièces pour marionnettes, le Théâtre des fous. À l’utopie de Craig, l’artiste polonais Tadeusz Kantor, dont l’œuvre se nourrit du symbolisme de Maeterlinck et du fantastique d’E.T.A. Hoffmann, oppose une figure issue de ce qu’il nomme le « truchement d’une créature aux fallacieux aspects de la vie ». Ces démarches pourraient être mises en regard des approches scéniques contemporaines, envisagées comme le lieu d’élaboration d’un interprète artificiel et d’un dépassement de l’acteur.
2) Le réel et les simulacres : Dans leurs pratiques et leurs œuvres théoriques, Craig et Kantor n’ont cessé de confronter le réel à ses simulacres, l’être vivant à l’objet ou à la matière, jouant ainsi de toutes les interactions possibles entre leurs qualités et leurs espaces respectifs. On pourrait s’interroger sur les définitions de la réalité convoquées dans ces créations ou leurs prolongements contemporains (les « œuvres performatives »). Comment cette réalité renvoie-t-elle à une certaine conception de la présence et de l’incarnation – par exemple, chez Kantor, celle de la mort imprégnant le visage humain, « l’image de l’homme, criarde, tragiquement clownesque » ?
3) Spectres, effigies, ombres et figures de la mort et du vivant : Nombreux sont les artistes qui font de la création théâtrale, aujourd’hui, l’espace d’une rencontre avec un au-delà ou un en-deçà du vivant, soit dans le prolongement des questionnements ouverts par Craig et Kantor (mais aussi Jarry ou Maeterlinck), soit en frayant de nouveaux chemins. Comment percevoir « par-delà le voile de la Mort » (Craig), des figures hybrides et troublantes, des simulacres électroniques révélateurs de « l’invisible », des effigies - mannequins « marqués du sceau de LA MORT » pouvant, comme chez Kantor, incarner et transmettre un ailleurs, « un profond sentiment de la mort et de la condition des morts – un modèle pour l’ACTEUR VIVANT » ?
Les propositions de communication (en français ou en anglais), accompagnées d’une notice biobibliographique, sont à adresser avant le 30 juin 2011 à :
- Didier Plassard, professeur, université Paul Valéry – Montpellier 3 : didier.plassard@univ-montp3.fr
- Carole Guidicelli, chargée d’études et de développement, Institut International de la Marionnette, Charleville-Mézières : mission.institut@marionnette.com
(1) Edward Gordon Craig, « L’Acteur et la Surmarionnette », in Didier Plassard (dir.), Les Mains de lumière, Institut International de la Marionnette, 2004, p. 223.
(2) Tadeusz Kantor, « Le théâtre de la mort » (1975), in Denis Bablet (dir.), Le Théâtre de la mort, L’Age d’homme, 1977, p. 223.
[...] je pense que mon but sera plutôt de saisir quelque lointain éclat de cet esprit que nous appelons la Mort – de ramener de belles choses du monde imaginaire ; on dit qu’elles sont froides, ces choses mortes, je ne sais pas – elles semblent souvent plus chaudes et plus vivantes que ce qui s’affiche aux couleurs de la vie.
C’est pour donner à voir, sur la scène, « cette vie mystérieuse, joyeuse et superbement aboutie que l’on appelle la Mort » (1) qu’il propose de remplacer le comédien de chair et d’os par son double artificiel, la Surmarionnette, afin que l’art du théâtre commence de se rapprocher de sa splendeur originelle, perdue le jour où des actrices vivantes cherchèrent à imiter les figures animées des temples.
Près de soixante-dix ans plus tard, dans son propre manifeste du Théâtre de la mort, Tadeusz Kantor, entreprenant de renverser le mythe craiguien de la naissance de l’acteur, fait de ce dernier un être « habité par la mort » : « Les moyens et l’art de cet homme, l’ACTEUR [...], se rattachaient aussi à la MORT, à sa tragique et horrifique beauté. » (2) Le mannequin en compagnie duquel il fait entrer l’acteur vivant sur la scène a pour première fonction de nous rappeler que le théâtre prend sa source dans les territoires de la mort.
Il est étrange que deux des plus fortes affirmations de la scène théâtrale comme espace de création artistique, l’une antérieure, l’autre postérieure aux traumatismes de la première moitié du XXe siècle, associent aussi étroitement le théâtre à l’image de la mort et soulignent la beauté, l’expressivité de celle-ci. Et, plus encore, que le mouvement même de cette affirmation conduise l’homme de théâtre anglais aussi bien que le metteur en scène polonais à jouer sur le plateau du pouvoir de fascination qu’exercent les figures du double : idole précieuse, venue de l’Inde ou de l’Égypte anciennes pour le premier, simulacre dégradé, pauvre, terrible et presque blasphématoire, pour le second.
L’Institut International de la Marionnette se propose aujourd’hui de reprendre ces questions, à la lumière des recherches les plus récentes, pour mieux comprendre les rapports qu’entretient l’art du théâtre avec ces deux extrêmes de la marionnette, la Surmarionnette et le mannequin. Outre les échos qu’elles rencontrent dans la création contemporaine, une double actualité invite en effet à ressaisir ces interrogations :
- la première édition intégrale bilingue du Théâtre des fous, cycle de pièces pour marionnettes écrites par Edward Gordon Craig pendant la Première guerre mondiale, à partir des manuscrits conservés par l’Institut International de la Marionnette (parution : début 2012) ;
- le film documentaire 1 + 1 = 0 (Une très courte leçon) de Stéphane Nota et Marie Vayssière, à partir des documents audio-visuels réalisés lors du stage dirigé par Tadeusz Kantor, dans ce même Institut, pendant l’été 1988 (sortie : automne 2011).
Dans cette perspective, le colloque international Surmarionnettes et mannequins : Craig, Kantor et leurs héritages contemporains, organisé à Charleville-Mézières les 15-17 mars 2012, réunira chercheurs et artistes pour réfléchir aux différentes configurations esthétiques et symboliques par lesquelles la scène théâtrale, convoquant les effigies de l’humain (marionnettes, masques, mannequins, robots, etc.), redessine les relations entre la mort et la vie.
Trois axes seront abordés :
1) Surmarionnette et marionnette : Il s’agira de questionner les propositions de Craig tout en les confrontant à celles de Kantor et aux approches de la marionnette formulées par les avant-gardes théâtrales (par exemple chez Schlemmer). Le metteur en scène anglais n’a pas seulement lancé au théâtre, avec l’idée de Surmarionnette, l’une des plus grandes provocations et l’un des plus grands défis de son histoire, il s’est aussi passionné pour les marionnettes traditionnelles d’Europe ou d’Asie dont il a constitué une collection personnelle, pour leur techniques de construction et de manipulation, et il a rêvé de composer, entre 1916 et 1918, un cycle de 365 pièces pour marionnettes, le Théâtre des fous. À l’utopie de Craig, l’artiste polonais Tadeusz Kantor, dont l’œuvre se nourrit du symbolisme de Maeterlinck et du fantastique d’E.T.A. Hoffmann, oppose une figure issue de ce qu’il nomme le « truchement d’une créature aux fallacieux aspects de la vie ». Ces démarches pourraient être mises en regard des approches scéniques contemporaines, envisagées comme le lieu d’élaboration d’un interprète artificiel et d’un dépassement de l’acteur.
2) Le réel et les simulacres : Dans leurs pratiques et leurs œuvres théoriques, Craig et Kantor n’ont cessé de confronter le réel à ses simulacres, l’être vivant à l’objet ou à la matière, jouant ainsi de toutes les interactions possibles entre leurs qualités et leurs espaces respectifs. On pourrait s’interroger sur les définitions de la réalité convoquées dans ces créations ou leurs prolongements contemporains (les « œuvres performatives »). Comment cette réalité renvoie-t-elle à une certaine conception de la présence et de l’incarnation – par exemple, chez Kantor, celle de la mort imprégnant le visage humain, « l’image de l’homme, criarde, tragiquement clownesque » ?
3) Spectres, effigies, ombres et figures de la mort et du vivant : Nombreux sont les artistes qui font de la création théâtrale, aujourd’hui, l’espace d’une rencontre avec un au-delà ou un en-deçà du vivant, soit dans le prolongement des questionnements ouverts par Craig et Kantor (mais aussi Jarry ou Maeterlinck), soit en frayant de nouveaux chemins. Comment percevoir « par-delà le voile de la Mort » (Craig), des figures hybrides et troublantes, des simulacres électroniques révélateurs de « l’invisible », des effigies - mannequins « marqués du sceau de LA MORT » pouvant, comme chez Kantor, incarner et transmettre un ailleurs, « un profond sentiment de la mort et de la condition des morts – un modèle pour l’ACTEUR VIVANT » ?
Les propositions de communication (en français ou en anglais), accompagnées d’une notice biobibliographique, sont à adresser avant le 30 juin 2011 à :
- Didier Plassard, professeur, université Paul Valéry – Montpellier 3 : didier.plassard@univ-montp3.fr
- Carole Guidicelli, chargée d’études et de développement, Institut International de la Marionnette, Charleville-Mézières : mission.institut@marionnette.com
(1) Edward Gordon Craig, « L’Acteur et la Surmarionnette », in Didier Plassard (dir.), Les Mains de lumière, Institut International de la Marionnette, 2004, p. 223.
(2) Tadeusz Kantor, « Le théâtre de la mort » (1975), in Denis Bablet (dir.), Le Théâtre de la mort, L’Age d’homme, 1977, p. 223.