« Tout le monde est charlatan. Les écoles, les académies, les compagnies les plus graves ressemblent à l’apothicaire Arnoud ». Lorsque Voltaire fait cette remarque, dans une lettre à Thiriot du 15 septembre 1768, cela fait un siècle que le mot charlatan a revêtu les sens figurés de « trompeur », « imposteur ». Si le sens initial propre à la médecine renvoie à une réalité historique aisée à circonscrire, en revanche le sens figuré possède une extension variable et la notion qu’il recouvre est protéiforme, comme l’atteste le bref article « charlatanerie », que Diderot écrit pour l’Encyclopédie en 1753 : « Ce titre s’est généralisé […] et l’on a remarqué que tout état avait ses charlatans ; en sorte que dans cette acception générale la charlatanerie est le vice de celui qui travaille à se faire valoir, ou lui-même, ou les choses qui lui appartiennent, par des qualités simulées. C'est proprement une hypocrisie de talents ou d'état. »
Deux traits sémantiques fondent le concept initial de « charlatan » et contribuent à en délimiter son extension figurée : le jeu scénique et la parole artificieuse. Cette double caractérisation rattache d’emblée le charlatan au monde du théâtre et à la performance du comédien. Dans les faits, le charlatan côtoie les bateleurs, les acrobates et les farceurs, pour constituer cette faune équivoque qui peuple, dans le Paris des XVIIe et XVIIIe siècles, la place Dauphine et le Pont-Neuf, puis les foires Saint-Laurent et Saint-Germain où se concentrent activités culturelles et économiques. Les travaux récents de Pierre Baron ont montré à quel point la pratique médicale empirique et les arts du spectacle étaient étroitement associés : les vendeurs de drogues ou les arracheurs de dents, qui pouvaient être d’authentiques chirurgiens-dentistes, étaient également farceurs ou entrepreneurs de spectacles.[1] De Guillot-Gorju au Grand Thomas, de Tabarin à Louis Lécluze, de la famille Contugi à la famille Brioché ou aux frères Alard, pendant deux siècles, l’empirisme médical relève du spectacle de rue et de la tradition farcesque française, aussi bien que de la commedia dell’arte dont il fait sien les techniques d’improvisation, les pantomimes et les lazzi.
I. Ce sont d’abord ces liens matériels et historiques entre empirisme, charlatanisme et tradition théâtrale que notre colloque souhaite explorer :
1 ― En quoi l’activité des charlatans, leurs conditions pratiques d’exercice sont-elles indissociables de la vie théâtrale des foires et comment ces deux domaines s’enrichissent-ils l’un l’autre ? Quelles sont les techniques scéniques et oratoires qui permettent aux charlatans de toucher leur public, de le persuader d’acheter leurs élixirs ou de se faire arracher une dent ? Dans quelle mesure l’art de la représentation pallie-t-il un art de la médecine défaillant ?
2 ― Quels sont les mystères de cette dynamique professionnelle, à la fois culturelle, sociale et économique, qui oriente les vocations au sein d’une même famille et favorise les échanges entre arts du spectacle et pratique empirique de la médecine ?
3 ― Dans quelle mesure le jugement négatif porté sur les opérateurs et leur pratique double-t-il la critique morale et esthétique portée à l’encontre des spectacles forains, comme le suggère telle remarque de la Lettre à d’Alembert (1758), où Rousseau oppose aux « représentations régulières des ouvrages dramatiques », les « tréteaux de foire élevés pour réjouir la populace », les « farces » et « les polissonneries d’un charlatan » ?
II. Acteur forain, le charlatan est également un personnage de fiction, et notre colloque se propose, par ailleurs, d’étudier les représentations qu’en donnent les dramaturges sur les différentes scènes théâtrales des XVIIe et XVIIIe siècles (théâtres privilégiés ou non, publics ou privés). Loin de se limiter à la figure attendue présente dans les nombreuses pièces qui mettent en scène, de façon souvent métathéâtrale, les foires et leurs spectacles, les avatars fictionnels du charlatan sont multiples et protéiformes, à l’image de la réalité fuyante que recouvre la notion au sens figuré. Ce sens figuré se développe à partir des traits saillants qui définissent le charlatan en médecine : hypocrite et comédien, imposteur et bouffon. Comme le note Diderot, cette imposture peut porter sur les tous les « états » de la société, c’est-à-dire sur toutes les professions et toutes les conditions ; elle peut également porter sur les « talents », c’est-à-dire sur les qualités personnelles, qu’elles soient naturelles, acquises grâce à un enseignement, ou liées à un état. En somme, ce qui distingue le charlatan, c’est son artifice ; le charlatan est un faux ou regardé comme tel. Faux médecin, faux savant, faux dévot et « franc charlatan » (Le Tartuffe ou l’Imposteur), devin ou alchimiste, faux prophète, faux héros fanfaron, faux noble usurpateur de titres, faux généalogiste, laquais-financier, homme nouveau, parvenu et anobli par charge, homme d’affaires escroc, banqueroutier frauduleux, magistrat corrompu et génie procédurier, faux philosophe, etc. Dans tous les cas, le charlatan « se fait valoir », comme dit Diderot, en mettant en avant une qualité personnelle fallacieuse, ou estimée comme telle du point de vue de celui qui la perçoit et l’apprécie.
Les dictionnaires ajoutent un champ sémantique supplémentaire au mot charlatan lorsqu’ils proposent comme synonymes les mots cajoleur, enjôleur, flatteur, hâbleur. La « persuasion subtile et artificieuse » (Furetière) de la charlatanerie voit ici étendue son champ d’action au domaine privé et à la sphère de l’intime. La fausse monnaie qu’écoulent ces charlatans-là est une fausse monnaie sentimentale : de faux sentiments, de fausses marques d’affection, de fausses douceurs, de fausses promesses, de faux engagements, etc. C’est l’amour charlatan de Dancourt (La Comédie des comédiens ou l’Amour charlatan, 1710), mais ce peut être aussi l’amitié, la confiance, la fidélité, l’affection filiale qui sont marqués de charlatanisme.
L’étude de ces représentations théâtrales du charlatan pourra se faire suivant plusieurs axes :
1 ― Analyse dramaturgique des effets de théâtre dans le théâtre, des dispositifs d’illusion, de double jeu et de mystification, des procédés autoréflexifs et des conditions esthétiques de réception qu’ils engagent. Une logique économique et marchande est-elle à l’œuvre au sein du système de représentation ? Comment innerve-t-elle les structures et les motifs dramatiques ?
2 ― Étude des pratiques de représentation, des conditions scéniques de jeu, de la dimension spectaculaire du boniment, des enjeux de la parole chantée, du corps dansant et de la musique, de la place occupée par le costume de scène et les accessoires.
3 ― Analyse des formes de l’imposture charlatanesque en lien avec le contexte historique, les discours de savoir, les débats philosophiques. La multiplication des figures de charlatan dans le théâtre du tournant du XVIIe siècle n’est-elle pas un des symptômes de la « crise de la conscience européenne » (Paul Hazard) ? Mettant en question l'être et ce qui fonde son identité, jouant sur les apparences et le mensonge, renvoyant à la mobilité sociale et aux bouleversements socio-économiques qui marquent le règne de Louis XIV, la figure du charlatan n'est-elle pas une des expressions théâtrales de la pensée sceptique ? Plus tard, au milieu du XVIIIe siècle, les philosophes s’emparent de la notion pour en faire une arme polémique. Mais la dénonciation philosophique des impostures, de la crédulité et des préjugés se voit elle-même victime de cet instrument de la calomnie qu’est l’accusation en charlatanisme, lorsqu’elle est à son tour ramenée à un simple boniment de foire et ses auteurs réduits à « un tas de charlatans, / Qu’on voit sur des tréteaux ameuter les passants, / Qui mettent une enseigne à leur philosophie » (Palissot, Les Philosophes, 1760) ― tant il est vrai qu’on est toujours le charlatan de quelqu’un…
Les propositions de communication sont à adresser jusqu’au 31 octobre 2013 à colloque.charlatans@gmail.com
[1] Pierre Baron, Louis Lécluze (1711-1792) : acteur, auteur poissard, chirurgien-dentiste et entrepreneur de spectacles, thèse de doctorat, Université de Paris 4-Sorbonne, 2008, 2 vol.
Éric NEGREL
UMR 5611 LIRE
CNRS-Lyon 2
Deux traits sémantiques fondent le concept initial de « charlatan » et contribuent à en délimiter son extension figurée : le jeu scénique et la parole artificieuse. Cette double caractérisation rattache d’emblée le charlatan au monde du théâtre et à la performance du comédien. Dans les faits, le charlatan côtoie les bateleurs, les acrobates et les farceurs, pour constituer cette faune équivoque qui peuple, dans le Paris des XVIIe et XVIIIe siècles, la place Dauphine et le Pont-Neuf, puis les foires Saint-Laurent et Saint-Germain où se concentrent activités culturelles et économiques. Les travaux récents de Pierre Baron ont montré à quel point la pratique médicale empirique et les arts du spectacle étaient étroitement associés : les vendeurs de drogues ou les arracheurs de dents, qui pouvaient être d’authentiques chirurgiens-dentistes, étaient également farceurs ou entrepreneurs de spectacles.[1] De Guillot-Gorju au Grand Thomas, de Tabarin à Louis Lécluze, de la famille Contugi à la famille Brioché ou aux frères Alard, pendant deux siècles, l’empirisme médical relève du spectacle de rue et de la tradition farcesque française, aussi bien que de la commedia dell’arte dont il fait sien les techniques d’improvisation, les pantomimes et les lazzi.
I. Ce sont d’abord ces liens matériels et historiques entre empirisme, charlatanisme et tradition théâtrale que notre colloque souhaite explorer :
1 ― En quoi l’activité des charlatans, leurs conditions pratiques d’exercice sont-elles indissociables de la vie théâtrale des foires et comment ces deux domaines s’enrichissent-ils l’un l’autre ? Quelles sont les techniques scéniques et oratoires qui permettent aux charlatans de toucher leur public, de le persuader d’acheter leurs élixirs ou de se faire arracher une dent ? Dans quelle mesure l’art de la représentation pallie-t-il un art de la médecine défaillant ?
2 ― Quels sont les mystères de cette dynamique professionnelle, à la fois culturelle, sociale et économique, qui oriente les vocations au sein d’une même famille et favorise les échanges entre arts du spectacle et pratique empirique de la médecine ?
3 ― Dans quelle mesure le jugement négatif porté sur les opérateurs et leur pratique double-t-il la critique morale et esthétique portée à l’encontre des spectacles forains, comme le suggère telle remarque de la Lettre à d’Alembert (1758), où Rousseau oppose aux « représentations régulières des ouvrages dramatiques », les « tréteaux de foire élevés pour réjouir la populace », les « farces » et « les polissonneries d’un charlatan » ?
II. Acteur forain, le charlatan est également un personnage de fiction, et notre colloque se propose, par ailleurs, d’étudier les représentations qu’en donnent les dramaturges sur les différentes scènes théâtrales des XVIIe et XVIIIe siècles (théâtres privilégiés ou non, publics ou privés). Loin de se limiter à la figure attendue présente dans les nombreuses pièces qui mettent en scène, de façon souvent métathéâtrale, les foires et leurs spectacles, les avatars fictionnels du charlatan sont multiples et protéiformes, à l’image de la réalité fuyante que recouvre la notion au sens figuré. Ce sens figuré se développe à partir des traits saillants qui définissent le charlatan en médecine : hypocrite et comédien, imposteur et bouffon. Comme le note Diderot, cette imposture peut porter sur les tous les « états » de la société, c’est-à-dire sur toutes les professions et toutes les conditions ; elle peut également porter sur les « talents », c’est-à-dire sur les qualités personnelles, qu’elles soient naturelles, acquises grâce à un enseignement, ou liées à un état. En somme, ce qui distingue le charlatan, c’est son artifice ; le charlatan est un faux ou regardé comme tel. Faux médecin, faux savant, faux dévot et « franc charlatan » (Le Tartuffe ou l’Imposteur), devin ou alchimiste, faux prophète, faux héros fanfaron, faux noble usurpateur de titres, faux généalogiste, laquais-financier, homme nouveau, parvenu et anobli par charge, homme d’affaires escroc, banqueroutier frauduleux, magistrat corrompu et génie procédurier, faux philosophe, etc. Dans tous les cas, le charlatan « se fait valoir », comme dit Diderot, en mettant en avant une qualité personnelle fallacieuse, ou estimée comme telle du point de vue de celui qui la perçoit et l’apprécie.
Les dictionnaires ajoutent un champ sémantique supplémentaire au mot charlatan lorsqu’ils proposent comme synonymes les mots cajoleur, enjôleur, flatteur, hâbleur. La « persuasion subtile et artificieuse » (Furetière) de la charlatanerie voit ici étendue son champ d’action au domaine privé et à la sphère de l’intime. La fausse monnaie qu’écoulent ces charlatans-là est une fausse monnaie sentimentale : de faux sentiments, de fausses marques d’affection, de fausses douceurs, de fausses promesses, de faux engagements, etc. C’est l’amour charlatan de Dancourt (La Comédie des comédiens ou l’Amour charlatan, 1710), mais ce peut être aussi l’amitié, la confiance, la fidélité, l’affection filiale qui sont marqués de charlatanisme.
L’étude de ces représentations théâtrales du charlatan pourra se faire suivant plusieurs axes :
1 ― Analyse dramaturgique des effets de théâtre dans le théâtre, des dispositifs d’illusion, de double jeu et de mystification, des procédés autoréflexifs et des conditions esthétiques de réception qu’ils engagent. Une logique économique et marchande est-elle à l’œuvre au sein du système de représentation ? Comment innerve-t-elle les structures et les motifs dramatiques ?
2 ― Étude des pratiques de représentation, des conditions scéniques de jeu, de la dimension spectaculaire du boniment, des enjeux de la parole chantée, du corps dansant et de la musique, de la place occupée par le costume de scène et les accessoires.
3 ― Analyse des formes de l’imposture charlatanesque en lien avec le contexte historique, les discours de savoir, les débats philosophiques. La multiplication des figures de charlatan dans le théâtre du tournant du XVIIe siècle n’est-elle pas un des symptômes de la « crise de la conscience européenne » (Paul Hazard) ? Mettant en question l'être et ce qui fonde son identité, jouant sur les apparences et le mensonge, renvoyant à la mobilité sociale et aux bouleversements socio-économiques qui marquent le règne de Louis XIV, la figure du charlatan n'est-elle pas une des expressions théâtrales de la pensée sceptique ? Plus tard, au milieu du XVIIIe siècle, les philosophes s’emparent de la notion pour en faire une arme polémique. Mais la dénonciation philosophique des impostures, de la crédulité et des préjugés se voit elle-même victime de cet instrument de la calomnie qu’est l’accusation en charlatanisme, lorsqu’elle est à son tour ramenée à un simple boniment de foire et ses auteurs réduits à « un tas de charlatans, / Qu’on voit sur des tréteaux ameuter les passants, / Qui mettent une enseigne à leur philosophie » (Palissot, Les Philosophes, 1760) ― tant il est vrai qu’on est toujours le charlatan de quelqu’un…
Les propositions de communication sont à adresser jusqu’au 31 octobre 2013 à colloque.charlatans@gmail.com
[1] Pierre Baron, Louis Lécluze (1711-1792) : acteur, auteur poissard, chirurgien-dentiste et entrepreneur de spectacles, thèse de doctorat, Université de Paris 4-Sorbonne, 2008, 2 vol.
Éric NEGREL
UMR 5611 LIRE
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