Cosroès, 2012 (c) Le Studiolo
Avoir assisté avec délectation à la représentation d’un texte donné, peut-il être à la source du désir de s’essayer soi-même à mettre en scène ce même texte ? En 1996, Jean-Marie Villégier donnait avec sa compagnie, L’Illustre Théâtre, Cosroes de Jean Rotrou, dans le studio du dernier étage de l’Athénée-Louis-Jouvet. Derrière un fin garde corps de métal qui les rendait invisibles, les spectateurs étaient admis dans les combles du palais de Persépolis à être les témoins clandestins de complots se tramant à la cour. A gauche, une porte ouverte laissait apercevoir la dernière volée d’un escalier descendant, les murs parcourus des ombres fugaces de deux personnes se poursuivant dans ce goulet, à la lueur mouvante de torches. Leur dispute éclatait violemment une fois la porte passée et se poursuivait jusqu’à ce qu’Olivier Werner-Syroes tire l’épée et menace Geneviève Esménard-Syra, interrompu à temps par Jonathan Duverger-Mardesane. Le spectacle avait commencé sans nous laisser le temps d’entrer dans la convention, sans nous exposer par de longues tirades les données de l’action. Le drame sous nos yeux, les ombres menaçantes, la pénombre traversée par le flamboiement, les premières répliques imposant le conflit, les gestes de violence, tout nous avait saisi dès les premières secondes. Peut-être même, à y réfléchir, n’y avait-il pas eu de flambeaux (quel pompier de service, écervelé et romantique, aurait donné l’autorisation de feux ouverts dans les greniers d’un vieux théâtre ?), mais l’impression que me fit cette première scène était si forte qu’ils ont pris leur place entière dans mon souvenir, comme ces murs suintant qui rappelaient ceux d’Eisenstein pour Ivan le terrible.
Cette femme, vociférant qu’on avait voulu attenter à sa vie, laissait la place à un jeune homme qui s’avérait être son fils. Elle désirait plus que tout le voir régner, bien que second dans l’ordre de succession, au détriment de son demi-frère, fils d’un premier mariage de son royal époux Cosroes. Cette lutte pour le pouvoir se doublait d’une complexe histoire de famille, mais elle ne s’y limitait pas, car bientôt de louches personnages de l’État, écartés parce qu’ils devenaient trop puissants, prenaient fait et cause pour Syroes sous couvert de légitimité, de droit héréditaire et de primogéniture, puis l’armée elle-même et enfin toute la Perse, apprenait-on.
D’autres tragédies du XVIIe siècle offrent certainement des péripéties semblables. Rares sont celles qui commencent par un coup d’éclat si rapide et si âpre. La dernière pièce de Jean Rotrou, toute classique qu’elle paraisse et observant scrupuleusement les règles, concentrant son unique action, l’espace d’une seule journée, dans une improbable salle du trône, fait souffler un autre air dans les enfilades du palais de Cosroes, de la bourrasque au vent coulis, des tourbillons aux rafales, dans une agitation incessante jusqu’à la tempête finale, si préparée qu’elle paraît à peine plus forte que les phénomènes météorologiques précédents.
Cette femme, vociférant qu’on avait voulu attenter à sa vie, laissait la place à un jeune homme qui s’avérait être son fils. Elle désirait plus que tout le voir régner, bien que second dans l’ordre de succession, au détriment de son demi-frère, fils d’un premier mariage de son royal époux Cosroes. Cette lutte pour le pouvoir se doublait d’une complexe histoire de famille, mais elle ne s’y limitait pas, car bientôt de louches personnages de l’État, écartés parce qu’ils devenaient trop puissants, prenaient fait et cause pour Syroes sous couvert de légitimité, de droit héréditaire et de primogéniture, puis l’armée elle-même et enfin toute la Perse, apprenait-on.
D’autres tragédies du XVIIe siècle offrent certainement des péripéties semblables. Rares sont celles qui commencent par un coup d’éclat si rapide et si âpre. La dernière pièce de Jean Rotrou, toute classique qu’elle paraisse et observant scrupuleusement les règles, concentrant son unique action, l’espace d’une seule journée, dans une improbable salle du trône, fait souffler un autre air dans les enfilades du palais de Cosroes, de la bourrasque au vent coulis, des tourbillons aux rafales, dans une agitation incessante jusqu’à la tempête finale, si préparée qu’elle paraît à peine plus forte que les phénomènes météorologiques précédents.
Les deux mères et leur phallus
Que veut Syroes, le personnage principal de la pièce, qui ne lui donne pourtant pas son nom ? Il veut occuper la place lui revenant par droit héréditaire, il le veut contre cette belle mère aux appétits féroces, qui bouleverse l’ordre de la famille régnante, décidant des successions, abolissant le passé, manipulant la vérité. Mais il veut réussir en ne s’en prenant pas à son père, bien que ce dernier soit un soutien indéfectible de sa belle-mère. Il est hésitant, réagissant aux événements plutôt qu’agissant, velléitaire et irrésolu. On dit de lui qu’il est le Hamlet français, (même si Rotrou n’a vraisemblablement pas connu l’oeuvre de Shakespeare). Villégier est le seul commentateur qui, poursuivant ce rapprochement, décèle dans le projet royal de Syroes non le geste d’un héros mais celui d’un fils blessé désireux de « défendre la mémoire de sa mère offensée » (1) .
La reine morte, cette Abdenède, une Gertrud vertueuse et fantasmée, que la tragédie évoque à peine et dont elle ne cite que le nom, creuse la pièce d’une ombre aussi présente que les oripeaux clinquants de Syra, figure inversée, vivante et pernicieuse. La première insuffle à son fils Syroes, depuis la mort, l’énergie désespérée de la conquête du pouvoir, la seconde joue de son fils Mardesane comme d’une marionnette dont le seul rôle est de la maintenir à la première place.
La reine morte, cette Abdenède, une Gertrud vertueuse et fantasmée, que la tragédie évoque à peine et dont elle ne cite que le nom, creuse la pièce d’une ombre aussi présente que les oripeaux clinquants de Syra, figure inversée, vivante et pernicieuse. La première insuffle à son fils Syroes, depuis la mort, l’énergie désespérée de la conquête du pouvoir, la seconde joue de son fils Mardesane comme d’une marionnette dont le seul rôle est de la maintenir à la première place.
Rédal Brissel interprétant Syroes, "Cosroès", 2012 (c) Le Studiolo
Les deux pères dans un seul
Guy Didier (Cosroès) et Muriel Arnould (Syra), "Cosroès", 2012 (c) Le Studiolo
Le premier Cosroes est accablé du remord d’être parvenu à la tête de la Perse en assassinant son propre père, Hormisdat. Le spectre d’Hormisdat, squelette décharné, accusant depuis l’au-delà, hante à son tour la tragédie. Les morts s’invitent au banquet dont ils avaient été chassés. Le second Cosroes, mais c’est aussi le même, est fou de culpabilité, vieillissant, las et dominé par sa seconde épouse Syra. Syroes veut épargner le premier, ne pas reproduire le crime initial que semblent exiger ses partisans, moyen justifié par la fin. Le second offre à Syra, à qui il est tout acquis par faiblesse et amour de vieillard, de placer son fils Mardesane sur le trône, espérant couper avec la spirale de l’horreur dans laquelle il s’est lui-même engagé par son parricide.
Rhétorique
Muriel Arnould dans le rôle de Syra, Cosroès, 2012 (c) Le Studiolo
Mais Syra, dans laquelle Christian Delmas reconnaît un avatar du type traditionnel du furioso (2) , forcenée à la volonté meurtrière, semble à la réflexion, bien avisée de se méfier des mœurs politiques de Perse dont elle a un exemple sous les yeux, Cosroes, furieux lui aussi, à qui elle ressemble symétriquement. Syroes accédant au pouvoir absolu, n’hésiterait pas à la faire disparaître avec l’aide de ses partisans, dont il est vrai, elle s’est fait des ennemis, ce dont elle n’est redevable qu’à elle-même, mais pouvait-elle faire autrement dans la situation où elle s’est retrouvée, reine d’Arménie épousant le roi de Perse... Mais encore, la vengeance des satrapes contre les abus de la Reine suffit-il à expliquer et rendre acceptable leur complot ?
L’intrigue se multiplie dans les facettes miroitantes des arguments, la tragédie invite à débattre, à peser, discerner, changer de points de vue, dialectiser. Elle parvient à atteindre les objectifs qu’elle s’était fixée en ce milieu du XVIIe siècle. La tragédie classique apparaît comme un moment de confrontation d’opinions divergentes sur des thèmes qui nous touchent encore aujourd’hui : l’amour, la politique, la violence, la justice ... Ce débat peut être celui d’un personnage avec lui-même ou avec les autres personnages de la pièce. Mais il peut être également celui des spectateurs entre eux, ou, mieux encore, entre public et personnages. C’est du reste ce qui se passait souvent au XVIIe et XVIIIe s. lorsque les spectateurs, bruyants et indisciplinés, n’hésitaient pas à apostropher les acteurs au cours de la représentation tandis que les entractes étaient occupés, pendant que l’on mouchait les chandelles, à échanger sur ce que le public avait vu ou s’apprêtait à voir. Comment reconnecter à la tragédie dont c’est le noyau ce désir de débat qui est toujours le notre aujourd’hui. Comment amplifier et régénérer les propos de bistrots, les nuits à refaire le monde, les mises en scène de parlottes télévisées, comment quitter l’Intrigue investie par la Communication pour le Débat d’idées ?
L’intrigue se multiplie dans les facettes miroitantes des arguments, la tragédie invite à débattre, à peser, discerner, changer de points de vue, dialectiser. Elle parvient à atteindre les objectifs qu’elle s’était fixée en ce milieu du XVIIe siècle. La tragédie classique apparaît comme un moment de confrontation d’opinions divergentes sur des thèmes qui nous touchent encore aujourd’hui : l’amour, la politique, la violence, la justice ... Ce débat peut être celui d’un personnage avec lui-même ou avec les autres personnages de la pièce. Mais il peut être également celui des spectateurs entre eux, ou, mieux encore, entre public et personnages. C’est du reste ce qui se passait souvent au XVIIe et XVIIIe s. lorsque les spectateurs, bruyants et indisciplinés, n’hésitaient pas à apostropher les acteurs au cours de la représentation tandis que les entractes étaient occupés, pendant que l’on mouchait les chandelles, à échanger sur ce que le public avait vu ou s’apprêtait à voir. Comment reconnecter à la tragédie dont c’est le noyau ce désir de débat qui est toujours le notre aujourd’hui. Comment amplifier et régénérer les propos de bistrots, les nuits à refaire le monde, les mises en scène de parlottes télévisées, comment quitter l’Intrigue investie par la Communication pour le Débat d’idées ?
Double flip, D’arrache pied, Palestine
Le Studiolo s’est souvent préoccupé de théâtre-forum avec son partenaire principal la Compagnie des Bestioles en parcourant la Lorraine avec Double flip de Brice Durand, outil de prévention du Sida, ou D’arrache pied d’Olivier Piechaczyk, pièce abordant les discriminations à l’emploi et au logement.
En Mai 2008, le théâtre du Saulcy reçut un spectacle étonnant « Terre promise » d’après Retour à Haïfa dernier récit de l’auteur palestinien Ghassan Kanafani, donné par la compagnie belge du Théâtre du public. Impressionnés par ce spectacle et la performance de cette compagnie, le Studiolo s’est associé l’année suivante à la Ligue des droits de l’Homme pour inviter à nouveau Terre Promise et le faire jouer salle Harlekin Art.
Le spectacle raconte l’histoire d'un couple de Haïfa, Safia et Saïd, expulsés de leur ville par les Israéliens en avril 1948, si brutalement qu'ils ne pourront emmener leur bébé resté à leur domicile. Ils reviennent visiter leur ancienne maison, vingt ans plus tard, au lendemain de la guerre de 1967, et découvrent qu'elle est occupée par une Israélienne, juive polonaise, Myriam, et par l’enfant qu’elle y a trouvé, élevé et qui est devenu son fils. Celui-ci surgit devant ses parents dans l’uniforme de soldat de Tsahal. Des échanges difficiles s’installent entre les quatre protagonistes. Safia et Saïd repartiront sans leur fils, cette fois-là du moins laisse entendre la conclusion du spectacle. Tous les ingrédients inspirant la pitié, le chagrin et même la terreur, élèvent cette fable au rang de Tragédie. Les discours se heurtent aux émotions, les convictions politiques ramenées au premier plan sont soumises à l’épreuve du face à face avec les segments d’existence et les personnes les ayant vécues. Les comédiens dans le costume de leur personnage descendent le plateau et viennent dialoguer avec les spectateurs. Les questions fusent, adressées aux personnages mais entendues, tout aussi bien, par chacun des présents qui n’en perdent pas une miette. Par ce crochet obligé par la scène, la parole circule dans l’assemblée. Le logos aide à traverser l’affect des images et à les éclaircir. Il ne nous est pas donné tous les jours de pouvoir vivre quelque chose approchant la catharsis antique.
Bien sûr le public n’était pas invité à monter sur scène pour défendre son opinion mais à parler, à donner son avis, à poser des questions, à se faire son opinion en tachant d’éclaircir tel ou tel point resté obscur. L’engagement des corps n’était pas moindre dans les rangs de fauteuils que sur scène lorsque des spectateurs remplaçaient un ou l’autre des personnages n’ayant pas agi assez justement à leur dans Double flip et D’Arrache pied.
Cette forme de théâtre-forum, car il y en a de nombreuses, dérivant toutes de la pratique inaugurale d’Augusto Boal (3) instaurant un « spectacteur », nous a paru convenir à une représentation actuelle d’une tragédie du XVIIe siècle français.
Didier Doumergue
1- Jean-Marie Villégier, Notes pour Cosroes in Cosroes, tragédie de Jean Rotrou, éd. Circée, collection du répertoire, Paris 1996, p. 19 et 21.
2- Christian Delmas, Introduction à Cosroes in Théâtre complet de Jean Rotrou, sous la direction de Georges Forestier, tome 4, éd Société des textes français modernes, Paris, 2003.
3- Cf. Augusto Boal, Théâtre de l'opprimé. Paris, La Découverte, 2006 ; Jeux pour acteurs et non-acteurs. Paris, La Découverte / poche, 1997 ; L'arc en ciel du désir. Paris, La Découverte, 2002.
En Mai 2008, le théâtre du Saulcy reçut un spectacle étonnant « Terre promise » d’après Retour à Haïfa dernier récit de l’auteur palestinien Ghassan Kanafani, donné par la compagnie belge du Théâtre du public. Impressionnés par ce spectacle et la performance de cette compagnie, le Studiolo s’est associé l’année suivante à la Ligue des droits de l’Homme pour inviter à nouveau Terre Promise et le faire jouer salle Harlekin Art.
Le spectacle raconte l’histoire d'un couple de Haïfa, Safia et Saïd, expulsés de leur ville par les Israéliens en avril 1948, si brutalement qu'ils ne pourront emmener leur bébé resté à leur domicile. Ils reviennent visiter leur ancienne maison, vingt ans plus tard, au lendemain de la guerre de 1967, et découvrent qu'elle est occupée par une Israélienne, juive polonaise, Myriam, et par l’enfant qu’elle y a trouvé, élevé et qui est devenu son fils. Celui-ci surgit devant ses parents dans l’uniforme de soldat de Tsahal. Des échanges difficiles s’installent entre les quatre protagonistes. Safia et Saïd repartiront sans leur fils, cette fois-là du moins laisse entendre la conclusion du spectacle. Tous les ingrédients inspirant la pitié, le chagrin et même la terreur, élèvent cette fable au rang de Tragédie. Les discours se heurtent aux émotions, les convictions politiques ramenées au premier plan sont soumises à l’épreuve du face à face avec les segments d’existence et les personnes les ayant vécues. Les comédiens dans le costume de leur personnage descendent le plateau et viennent dialoguer avec les spectateurs. Les questions fusent, adressées aux personnages mais entendues, tout aussi bien, par chacun des présents qui n’en perdent pas une miette. Par ce crochet obligé par la scène, la parole circule dans l’assemblée. Le logos aide à traverser l’affect des images et à les éclaircir. Il ne nous est pas donné tous les jours de pouvoir vivre quelque chose approchant la catharsis antique.
Bien sûr le public n’était pas invité à monter sur scène pour défendre son opinion mais à parler, à donner son avis, à poser des questions, à se faire son opinion en tachant d’éclaircir tel ou tel point resté obscur. L’engagement des corps n’était pas moindre dans les rangs de fauteuils que sur scène lorsque des spectateurs remplaçaient un ou l’autre des personnages n’ayant pas agi assez justement à leur dans Double flip et D’Arrache pied.
Cette forme de théâtre-forum, car il y en a de nombreuses, dérivant toutes de la pratique inaugurale d’Augusto Boal (3) instaurant un « spectacteur », nous a paru convenir à une représentation actuelle d’une tragédie du XVIIe siècle français.
Didier Doumergue
1- Jean-Marie Villégier, Notes pour Cosroes in Cosroes, tragédie de Jean Rotrou, éd. Circée, collection du répertoire, Paris 1996, p. 19 et 21.
2- Christian Delmas, Introduction à Cosroes in Théâtre complet de Jean Rotrou, sous la direction de Georges Forestier, tome 4, éd Société des textes français modernes, Paris, 2003.
3- Cf. Augusto Boal, Théâtre de l'opprimé. Paris, La Découverte, 2006 ; Jeux pour acteurs et non-acteurs. Paris, La Découverte / poche, 1997 ; L'arc en ciel du désir. Paris, La Découverte, 2002.